Ouyahia piégé par Bouteflika
Par Dr Arab Kennouche – Le moins que l’on puisse dire des derniers développements de l’actualité nationale est que le président de la République n’a certainement pas perdu, au moins, son sens politique. En claquant d’un revers de main tout l’édifice de la politique de sortie de crise savamment mise en place par le Premier ministre Ahmed Ouyahia, Bouteflika n’y est pas allé de main morte pour signifier à la scène politique algérienne que les jeux sont faits pour 2019. Quelle autre lecture politique accorder à une mise au rabais des actions du gouvernement, que celle d’une manœuvre destinée à salir à jamais le profil d’un haut dignitaire de l’Etat, qui plus est, largement présidentiable au vu des autres candidatures qui se présenteraient dont celle de l’actuel locataire d’El-Mouradia ?
Tout l’art politique de Bouteflika se trouve concentré dans ce rappel à l’ordre millimétré dans le temps, et toujours par une déclaration sibylline aux contours juridiques flous et infondés, de sorte à rendre le poison encore moins supportable. Timing d’une décision prise au moment où les négociations du PPP entre l’Etat, le secteur privé et l’UGTA avaient abouti à un consensus salutaire, Ouyahia, au nom de l’Etat, se faisant garant de la protection des intérêts des salariés et ceux en général des entreprises publiques, dans un contexte social financier difficile. Bouteflika qui voyait le processus se dérouler devant ses yeux n’est intervenu qu’au moment où il était convaincu que la chute du projet gouvernemental des privatisations ne connaîtrait pas de retour à de possibles renégociations et atteindrait Ouyahia en personne. En frappant sa cible au moment opportun, les gains politiques individuels du Président surpassent désormais ceux des intérêts de l’Algérie empêtrée dans une crise financière grave.
Mais le président de la République a autant visé le fond que la forme de l’action du Premier ministre, en tentant de faire accroire à la population qu’Ouyahia serait prêt à jeter des millions de travailleurs à la rue, les privant de leur emploi pour des raisons de rentabilité économique. Alors que les cercles affairistes du pouvoir en place n’ont eu de cesse de brasser des centaines de millions de dollars marginalisant toujours plus une frange importante de la population, c’est le Premier ministre qui se retrouve à porter le chapeau de l’infâme capitaliste, prêt à sacrifier le peuple. Bouteflika est bel et bien parvenu à accentuer son avantage, en faisant passer son Premier ministre pour l’argentier qu’il n’est pas. Belle leçon de manœuvre politicienne dont Ouyahia n’est pas prêt de sortir indemne. En se laissant piéger de la sorte, Ouyahia a démontré les limites de son art politique au-delà de son incommensurable talent à la gestion des grands dossiers. Bouteflika aura laissé le cambouis dans les mains de son Premier ministre, une fois de plus dirait-on, tout en rappelant les bienfaits de la poule aux œufs d’or, Chakib Khelil.
Il faut, en effet, rappeler que l’esprit des nouvelles privatisations telles que décidées par Ouyahia n’était en rien celui d’un bradage des ressources nationales. En prenant appui sur le puissant syndicat national, et après s’être assuré que la Présidence suivrait un certain agenda, Ouyahia avait en ligne de mire la réduction des dépenses de l’Etat de façon à libérer un surplus budgétaire hautement salutaire dans le contexte actuel. Sur l’argument de la cession des actifs publics déficitaires, Bouteflika ne peut rien reprocher à son chef de gouvernement, car les sommes énormes dépensées pour combler les gouffres de certaines unités de production nationale auraient pu être épargnées et donner plus de latitude au fonctionnement budgétaire de l’Etat.
Deuxièmement, il n’a jamais été question, dans les négociations tripartites, de brader l’ensemble des entreprises publiques, mais certaines et non pas à des conditions drastiques dignes d’un réajustement structurel dicté par le FMI, mais selon un principe de partenariat public-privé en phase avec des critères sociaux inébranlables. Bouteflika a réussi verbeusement à donner à son Premier ministre l’image d’un apprenti-sorcier du capitalisme dans un acte politique sans pareil destiné à induire l’impopularité d’une mesure et, partant, celle de son auteur. Pourtant, c’est bien avec l’aval du puissant patron de l’UGTA, Sidi-Saïd, que les accords ont été menés à terme. Il était tout à fait possible pour la Présidence de miner le terrain de ces négociations en actionnant ses relais à ce niveau et en concert avec un FLN inféodé, puisque seule la Présidence semble être la garante des droits sociaux des travailleurs. Reprocher l’affairisme latent d’un Premier ministre, c’est encore peu se rendre compte de l’effort de concertation entrepris par Ouyahia, qui est loin de passer pour l’homme incarnant des appétits voraces, alors que sa mission bien définie était de cadrer avec des impératifs macroéconomiques de réduction des déficits budgétaires, de réduction des importations, qu’une rationalisation effective des entreprises publiques aurait induite. Ouyahia n’a jamais franchi la ligne rouge du front social ; c’est tout l’intérêt de cet accord essentiellement axé sur une préservation des intérêts des travailleurs.
Impératifs macroéconomiques, que Bouteflika lui-même n’a vraisemblablement peu ou jamais respecté, même pendant la mandature de notre meilleur ministre national de tous les temps, Chakib Khelil, quand l’argent sonnant et trébuchant eût pu servir à moderniser l’appareil de production nationale (cela s’appelle des restructurations industrielles ailleurs) au lieu de l’injecter dans des dépenses fastueuses, de prestige, sans impact économique, ou dans une économie de bazar suicidaire nourrie à l’Ansej. Car le premier responsable de cette situation sociale délétère est bien le président de la République dont les ministres de l’énergie et de l’industrie successifs n’ont pas servi à grand-chose, sinon à abandonner les grands fleurons de l’industrie algérienne (à qui profiterait le crime ?), jusqu’à les laisser dans un état de délabrement avancé, mais toujours commercialisable.
Si la balance commerciale est déficitaire aujourd’hui dans nombre de secteurs industriels, dont l’automobile, l’agroalimentaire, ceci résulte des échecs répétés dans la politique industrielle du pays, conduite sans égard pour l’intérêt national de long terme. Ressortir l’argument de la paix et de la justice sociale contre son Premier ministre relève de la malhonnêteté intellectuelle, si tant est que l’on considère l’ensemble de la question, entre ce qui a été décidé en dernier ressort et une réalité économique désastreuse, résultat d’un grand état de corruption généralisé, premier vecteur d’injustice sociale. Mais avec Bouteflika, on a passé l’art de transformer des échecs patents, en réussites pharaoniques, même quand on a honteusement recourt à l’argent des émigrés par le biais de mesures de rapprochement avec la BEA, subitement patriotiques, pour financer les déficits publics.
Grande leçon de politique certes que Bouteflika a donné à l’endroit de son Premier ministre, trop velléitaire, trop soucieux de bien faire, encore en ronds-de-cuir face à une volée de rapaces aguerris de la politique qui ne lâcheront pas le pouvoir de sitôt. Nous nous dirigeons irrémédiablement vers un cinquième mandat, en droite ligne avec les précédentes mandatures. Que cela ne plaise à notre Ouyahia national ou non.
A. K.
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