Pour qui et comment écrire ?

écrire
La manière d’écrire dépend du but poursuivi. D. R.

Par Kaddour Naïmi La manière d’écrire dépend du but poursuivi. Il est double : d’une part, présenter et/ou défendre une conception de la vie ; d’autre part, l’envisager pour des destinataires précis.

Conception de vie

Rappelons-nous l’expression apparemment banale, mais, en réalité, déterminante : appeler un chat, un chat. Appliquons ce principe à la réalité sociale. Fondamentalement, on écrit soit pour légitimer une domination-exploitation sociale (appelons cela idéologie dominante), soit une exigence de libération de celle-ci (nommons-la conception émancipatrice), soit pour faire semblant d’opter pour la seconde solution, mais, en réalité, justifier la première (cas de l’opportunisme, s’exprimant par le soi-disant «soutien critique»).

Si l’on n’est pas capable de déceler à laquelle de ces trois caractéristiques appartient un texte, on est certainement dans l’impossibilité d’en apprécier la teneur essentielle, donc le but réel. Prenons quelques exemples. Un texte défend le «libéralisme», le «marxisme», le «communisme», une religion (monothéiste) ou une «morale» (confucianiste, shintoïste, athéiste). Apparemment, chacun de ces textes semble défendre la «vie», la «liberté», l’«émancipation», et tous les mots qui paraissent bénéfiques à l’humanité. Toutefois, il reste à analyser ces textes avec un «microscope» spécial. Celui-ci pose la question : derrière ces belles paroles, quelle conception réelle de la vie est défendue et visée ? Le savoir exige une seconde question : qui en profite et au détriment de qui ?… Il est impossible de répondre correctement à ces deux interrogations si l’on ignore que toute société humaine se divise en deux catégories fondamentales : d’une part, une minorité d’exploiteurs-dominateurs, et, d’autre part, une majorité d’exploités-dominés. En passant, posons-nous cette question subsidiaire et pourtant significative : comment se fait-il que ces termes «exploiteur», «dominateur», «exploité», «dominé» soient presque inexistants dans le vocabulaire actuel, même chez les personnes se prétendant «démocrates» et «progressistes», ou, d’une manière générale, proclamant vouloir «libérer» l’humanité de l’«injustice» dont elle est victime ? Rappelons-nous le cas le plus ignoble : la déclaration anglo-américaine juste avant l’agression de l’Irak : Blair et Bush Jr. proclamèrent que leur action avait comme unique but de «libérer le peuple irakien de la dictature». Nous avons constaté comment et pourquoi cela fut réalisé.

Donc, sans la boussole qui indique les quatre aspects du cadran social (exploiteur, dominateur, exploité, dominé), il est impossible de décrypter correctement la teneur et le but d’un texte.

Les seuls écrits où la lecture ne devrait pas nécessiter cette boussole sont les textes qui affirment clairement les positions du cadran social : l’existence d’exploiteurs, de dominateurs, d’exploités et de dominés. Même dans ce cas, il faut rester vigilant. En effet, Hitler et consorts employaient ces termes, ainsi que les marxistes et même les intégristes religieux. Mais on a constaté le but réel : créer une forme inédite d’exploitation-domination du peuple. Les seuls qui, jusqu’à présent, ont utilisé ces termes sans finir comme exploiteurs-dominateurs sont les autogestionnaires (autrement dit, les libertaires), même quand ils disposèrent du pouvoir social pendant un certain temps(1).

Destinataires

La conception sociale contenue, explicitement ou implicitement, dans un texte détermine le type de personnes auxquelles s’adresse ce texte. Là encore, la boussole indiquant le cadran social est indispensable. En effet, nous sommes en présence de cas divers.

1- Un texte peut sembler être destiné à tous, sans exception. A le lire attentivement, on s’aperçoit qu’il s’adresse en réalité à des dominateurs ou exploiteurs pour les faire «raisonner» et atténuer leur action négative sur le reste de la population. Si l’on examine totalement cet écrit, on constate que, d’une part, il légitime cet état de fait, et, d’autre part, se préoccupe de le consolider. Exemple. Tous les cas d’appel aux «autorités» pour éviter une «explosion sociale». Ces déclarations n’évoquent jamais le problème social fondamental : l’existence de deux catégories sociales incompatibles : exploiteurs-dominateurs vivant au détriment d’exploités-dominés. Implicitement, ces appels légitiment cette situation, leur seul souci étant de la rendre supportable pour les victimes. Cela ne devrait pas étonner, car les auteurs de ces appels, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins, sont des privilégiés du système social dominant.

2- Un texte peut s’adresser, au contraire, à des destinataires aisément identifiables, quand pas indiqués précisément. Trois cas se présentent :

– soit l’écrit interpelle uniquement les dominateurs-exploiteurs pour les aider à mieux gérer leur privilège

– soit l’écrit s’adresse exclusivement aux dominés-exploités pour leur suggérer la manière de s’affranchir de leur situation de victimes

– enfin, l’écrit semble concerner ces dernières, alors, qu’en réalité, ils visent à la formation d’une nouvelle caste de dominateurs-exploiteurs.

Exemple typique : l’appel de Lénine «Tout le pouvoir aux Soviets !», qui se révéla n’être qu’une manœuvre afin de les faire infiltrer par le parti bolchevik et les dominer ; on connaît la suite avec les massacres des membres du soviet de Kronstadt et des soviets d’Ukraine(2), puis la NEP (nouvelle politique économique), et ce qui s’ensuivit.

Se pose une question : mais les victimes du système social sont, en majorité, des illettrées ou quasi ! Comment pourraient-elles, alors, lire un écrit ?… Dans un premier temps, il est destiné d’abord à cette minorité infime de personnes qui savent lire, aiment réfléchir, en vue de devenir libres et solidaires, et, ainsi, contribuer à ce que les autres le soient également, car une personne ne peut être vraiment libre et solidaire si les autres ne le sont pas. Dans un deuxième temps, il faut espérer que celles et ceux qui ont lu l’écrit trouvent le moyen (pas facile) de communiquer oralement son contenu, accompagné de leurs commentaires, aux personnes que le système dominateur maintient dans l’analphabétisme, l’ignorance et l’abêtissement du spectacle ou de l’idéologie «culturelle» obscurantiste(3). Ces exclus de la connaissance peuvent se trouver au sein même de la propre famille, des camarades de travail, dans le cercle d’amis, dans l’association dont on est membre, etc. Car, en définitive, les iniquités sociales ne seront abolies que par leurs victimes.

Comment écrire ?

Les considérations précédentes permettent de comprendre comment et pourquoi elles conditionnent directement la manière d’écrire.

Si l’on vise la préservation de la couche des dominateurs-exploiteurs, la méthode consiste à employer la «langue de bois». Elle est comprise uniquement par les initiés qui gèrent le pouvoir social (politique, économique, culturel). Nous avons affaire au discours officiel, dans ses diverses formes.

Si l’on fait semblant de se soucier seulement des dominés-exploités, mais, en réalité, on fait des appels du pied à ceux qui en profitent, alors le langage est alambiqué, manquant de cohérence, alors même qu’il y prétend, accumulant les références de «maîtres» en guise d’autorité incontestable, alors que ces références sont totalement incongrues. C’est le cas typique du discours opportuniste qui se présente avec le masque de se soucier des victimes du système social, mais, en réalité, pour défendre leurs bourreaux. En Algérie, l’exemple typique est la pratique du «soutien critique». Il s’est manifesté durant la dictature militaire, d’abord, et, actuellement, continue avec le régime faussement démocratique(4).

Si l’on se préoccupe uniquement des dominés-exploités, mais, réellement, alors l’écrit appelle un chat, un chat, ou, selon l’expression de Boileau, «un fripon, un fripon». Plus précisément, on parle des personnes en fonction de leur position sociale : exploiteur, dominateur, exploité, dominé.

Dans ce dernier cas, cependant, ajoutons les considérations suivantes…

La manière émancipatrice d’écrire

Parmi les personnes qui déclarent écrire pour le «bien du peuple» ou des «opprimé-e-s», à des exceptions extrêmement rares, la défense de la liberté se limite à la liberté exclusive de ces personnes et de leur groupe d’appartenance, au détriment des autres. De même, leur solidarité obéit au même critère : solidarité entre eux au détriment des autres, même si partageant, formellement, le même idéal (voir, par exemple, les partis politiques, tous «démocratiques» et «progressistes», mais incapables d’un minimum d’entente face à leur adversaire commun).

Quant à contribuer à rendre la société plus juste, plus sereine, plus joyeuse et plus heureuse, cela est-il possible quand les écrits distillent la haine, l’insulte, l’accusation injuste et le propos colérique ?

Il est normal que les écrits, étant l’expression de conflits réels, expriment ces conflits. Mais est-il nécessaire de haïr l’adversaire et de l’insulter ?… Est-ce la haine qui aide à comprendre un problème social, ou, au contraire, le sang-froid du scientifique devant un phénomène naturel, du médecin ou chirurgien devant la maladie ?

Précisons que comprendre les actes et les déclarations de l’adversaire, de manière objective et sans invectives, n’est pas les justifier. Le but est seulement de les examiner correctement, pour réfuter de manière adéquate les propos erronés, quand pas néfastes ou, pis, criminels, et, par conséquent, combattre efficacement les actes qui leur correspondent.

Remarquons que la haine et l’insulte caractérisent les réseaux dit sociaux, comme elles se retrouvent dans les publications se nourrissant non de la saine raison et de sa logique, mais des passions les plus vulgaires et des instincts les plus bas. Exemple typique : le best-seller en la matière, Mein Kampf (Mon combat) d’Adolf Hitler. Extrêmement instructif à ce sujet : y sont exposés clairement les motivations et les buts de cette procédure. Toutes les mentalités autoritaires, quelle que soit leur idéologie, se comportent de cette manière. Cependant, Hitler a l’avantage du langage clair et direct. Les intégristes algériens, à leur manière, l’imitent en dénonçant, exactement comme lui, la démocratie comme «diabolique», tout en l’utilisant pour parvenir au pouvoir afin de la détruire au profit de leur domination.

C’est que, comme l’avait bien expliqué en son temps Wilhelm Reich(5), le fascisme (autrement dit le recours à ce qu’il y a de bestial dans l’être humain) – hélas ! – est la denrée la plus répandue, tant parmi les «élites» dominantes que – encore plus hélas ! – au sein du peuple dominé. De là, le recours à l’insulte haineuse (notamment par l’emploi du langage scatologique) au lieu de l’effort serein de compréhension des motifs et buts de l’adversaire, par l’usage d’un vocabulaire mesuré et adéquat. Autrement, sans cette dernière manière de procéder, est-il possible d’aider un peuple à s’émanciper correctement ?

La haine et l’insulte montrent que tout dominateur est incapable de légitimer son emprise par la saine raison et la claire logique. Et toute personne, y compris celle qui prétend combattre la domination, si elle recourt au discours haineux et à l’insulte, démontre par là une mentalité dominatrice. Car la saine raison et sa logique ne prétendent jamais dominer, mais démontrer objectivement pour éclairer sainement, selon équité.

Dès lors, si l’on désire sincèrement le bien de la communauté sociale, lequel passe par celui des victimes du système politique dominant, c’est à la raison et à la compréhension qu’il faut recourir, sans nul besoin de discours alambiqué, fumeux, manipulateur, ni de haïr ni d’insulter. Quel sens et quelle utilité haïr et insulter un crocodile parce qu’il dévore des êtres humains, ou un microbe parce qu’il porte atteinte à la santé ?… Cet animal et ce microbe sont programmés par la nature. Par suite, quel sens et quelle utilité de haïr et d’insulter un dominateur et un exploiteur ?… Le système social (la soi-disant «éducation» familiale, religieuse, «morale», scolaire, «culturelle», etc.) l’a conditionné à agir de cette manière. Et l’expérience empirique prouve que ce genre d’animal social ne changera pas, suite à la haine et à l’insulte. Au contraire, il réagira par une haine plus haineuse et une insulte plus insultante.

Aussi, convient-il seulement de s’adresser uniquement aux victimes du système social, en recourant à la seule raison et à sa logique, appuyées sur l’impératif suivant : tous les êtres humains sont nés libres et égaux en devoirs et en droits, par conséquent exploiter ou dominer un être humain est contraire à la raison et à la l’équité. Il faut donc employer la première pour réaliser la seconde.

K. N.
[email protected]

(1) Voir Voline La révolution inconnue et Gaston Deval L’Espagne libertaire 1936-1939, disponibles gratuitement sur internet.

(2) Voir Voline, o. c.

(3) Voir https://www.algeriepatriotique.com/2018/03/10/comment-retrouver-le-public-au-theatre-et-ailleurs/

(4) Un exemple récent de ce langage est le texte, paru dans un autre journal, de Mourad Remaoun en défense de la ministre de l’«éducation» nationale

(5) La psychologie de masse du fascisme, disponible gratuitement sur internet

Commentaires

    MELLO
    29 mars 2018 - 13 h 13 min

    Pour qui et comment écrire ? En premier lieu l’ordre des termes est déterminant dans ce genre de question .En effet, pour qui écrire reste, fondamentalement l’exercice premier du comment écrire. On écrit en s’adressant d’abord à ceux qui veulent bien lire et comprendre, donc transmettre un message vivifiant de la conscience, vouloir éveiller une conscience, car la majorité écrasante de nos citoyens est marginalisée, frappée de plein fouet par les tueries, la guerre et la misère galopante. Pour toutes ces raisons, ils se fichent du passé et de la révolution . Ils veulent leur présent, ainsi que leur avenir. On leur a d’abord volé leur passé. Quand ils ont vu que la mémoire était truquée, ils ont préféré provisoirement y renoncer. On leur a rendu la vie impossible: rafles, exécutions extrajudiciaires, assassinats de la part des groupes armés, mais aussi confiscation de la parole. Ecrire, devient alors un véritable chantier, c’est s’attaquer et piocher ce terrain miné. C’est pour que l’Algérie n’ait plus jamais à payer un tel prix pour la maîtrise de son destin, qu’il incombe aux écrivains, à l’élite en général dans la diversité de leurs convictions et de leurs appartenances, d’indiquer clairement la voie de la construction politique en alternative à la voie de la confusion et de la violence. A chaque fois que cela sera nécessaire il faudra apporter les clarifications indispensables à une véritable construction d’une conscience politique nationale, démocratique et pacifique. L’usage des termes dominants /dominés , exploitants/exploités doivent être bannis du vocabulaire si ont veut un apaisement et un climat serein approprié au dialogue. Le malheur de l’Algérie n’aurait pas été si sanglant, ni son désarroi si profond, si le choix de l’exclusion et de la violence n’avait été le fait que du pouvoir. Il se trouve que des courants au sein de la société se sont construits exclusivement sur l’apologie de l’exclusion et de la violence. Le droit à la sécurité, au travail, au logement, à une scolarité de qualité, à une santé de qualité, à une justice de qualité, à un environnement de qualité, à une vie culturelle de qualité sont des questions qui intéressent tout le peuple.

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