Rappel pour mémoire occultée sur une partie du théâtre algérien
Par Kaddour Naïmi – Au risque de provoquer des commentaires malveillants, encore une fois, je suis reconnaissant au professeur Abdellali Merdaci pour ses éclaircissements sur la littérature algérienne et en particulier sur le théâtre. Ses interventions me permettent de préciser encore des aspects occultés de l’activité théâtrale dans le pays, en l’occurrence la mienne. Libre de croire qu’ainsi je me mets stupidement en valeur. Je sais combien d’intellectuel-le-s algérien-ne-s ont été et sont victimes, non seulement de l’obscurantisme clérical, mais, tout autant, de la domination oligarchique actuelle, et de ses «soutiens critiques». Ces deux derniers se différencient du premier en n’assassinant pas les corps, mais en tuant les idées qui ne répondent pas à leurs intérêts de caste par l’ostracisme où les auteurs libres sont tenus. Je fournis donc ici mon témoignage personnel pour rendre compte de la politique dominante, et cela depuis 1968, début de mon activité professionnelle. Afin que les intéressé-e-s connaissent la vérité des faits, au-delà des personnes.
Toutes (à l’exception de Et à l’aurore…) mes réalisations ci-après mentionnées(1) furent voulues et présentées comme «création collective», bien que j’en étais l’animateur principal. Une autre exception sera signalée dans ce texte.
Mon corps, ta voix et sa pensée (fin 1968) fut la première réalisation. Phrase-clé : «Je cherche la vérité !» Thème principal : naissance et évolution de l’humanité, du point de vue matérialiste darwinien. Thèmes secondaires : la recherche philosophique de la vérité, l’importance du corps, notamment dans la sexualisé, l’aspect totalitaire violent des religions. Concernant ce dernier, voici des extraits de la pièce :
Jésus
«Je ne suis pas venu apporter la paix mais l’épée.
Je suis venu séparer le fils et son père,
la fille et sa mère.
Les gens seront ennemis dans leur propre famille.»
(…)
«Emparez-vous de mes ennemis et égorgez-les devant mes yeux !»
La foule (les acteurs) foncent, armés d’épées imaginaires, dans les spectateurs, tuant, s’emparant d’ennemis imaginaires qu’ils égorgent. Cris, hurlements. Jésus reprend la même exhortation plusieurs fois.»
L’auteur de ce texte pouvait-il être surpris par ce qui survint une vingtaine années après, en Algérie : la «décennie sanglante» ?… Et pouvait-il voir uniquement dans l’islam et les musulmans un aspect sanguinaire, comme le font les «contrebandiers de l’histoire» et de l’actualité ?
La valeur de l’accord (1969). Phrase-clé : «Nos maux ne proviennent pas seulement du dehors, mais d’abord du dedans.» Thème principal : l’aspect impérialiste de l’exploration spatiale et la complicité des chefferies locales pour dominer le peuple. A l’époque, en Algérie, sévissait la vision politique consistant à faire croire que la contradiction principale était entre la «nation» algérienne et l’impérialisme. Or, la pièce montrait que l’impérialisme était fort parce qu’il disposait de relais indigènes, et que pour combattre efficacement l’impérialisme, il fallait combattre d’abord ses complices indigènes. C’était la thèse du PRS de Mohamed Boudiaf, opposée à celle du PAGS qui pratiquait le «soutien critique» à la dictature boumedièniste, présentée comme «progressiste». C’est à ce moment précis que mon activité théâtrale commença à connaître des difficultés. Elles venaient aussi bien des autorités que du PAGS.
Forma-révolution (1970). Phrase-clé : «Je ne suis pas seulement une machine !» Thème : dénonciation de la formation des jeunes travailleurs algériens comme «machine» d’un capitalisme d’Etat, au lieu de former des citoyens conscients dans une société se prétendant «socialiste».
La fourmi et l’éléphant (1971). Phrase-clé : «L’intelligence contre la force» (sous entendu : celle du peuple contre celle de l’impérialisme). Pièce épique historique montrant les causes de la résistance héroïque du peuple vietnamien à la double agression, coloniale française et ensuite impérialiste étasunienne. En contre-point, le contenu dénonçait, indirectement, mais clairement, les carences de notre lutte de libération nationale et ses résultats antipopulaires. Après les quatre premières représentations, deux hommes dont il était facile de savoir qui en étaient les mandataires m’intimèrent l’ordre d’interrompre les représentations, ce que je fus contraint de faire, pour ne pas «mal» finir.
Mohamed, prends ta valise (1972). Thème : la tragédie de l’émigration des travailleurs algériens en France. Après la «première» de cette pièce, écrite collectivement (contrairement aux allégations répandues), j’ai rompu avec l’auteur qui dirigeait l’écriture, Kateb Yacine, avec l’équipe du Théâtre de la Mer qui le soutint, et avec le ministère du Travail qui subventionnait la troupe et soutint Kateb. Ce ministère était, alors, dirigé par un «socialiste» «progressiste». Motif de ma rupture ?… Suite à la proposition de la «Présidence» de financer une tournée de la pièce en France, soutenue par une équipe de cinéma étatique, Kateb gomma la responsabilité de l’Etat algérien dans la tragédie migratoire, ne laissant comme cause que l’impérialisme et le colonialisme, adoptant ainsi la thèse du PAGS contre celle du PRS. J’ai préféré renoncer à la «gloire» de cette tournée dans l’ex-métropole coloniale, tandis que la troupe l’effectua.
Engagé, par la suite, au Théâtre régional d’Oran, alors dirigé par Abdelkader Alloula, j’ai refusé son invitation d’écrire une pièce pour célébrer la gestion «socialiste» des entreprises ; je l’ai considérée comme une élimination définitive de ce qui restait de l’autogestion au profit d’un capitalisme d’Etat. Par contre, par la suite, Alloula écrivit lui-même une pièce sur le même thème, dans le sens du régime, la présentant comme «action nationale révolutionnaire».
Kâneyamakâne (Il était une fois). Phrase-clé : «Mieux vaut la pauvreté dans la liberté que la richesse dans la servitude !» L’œuvre fut refusée par la «commission de lecture» du TRO. Motif ? La pièce mettrait en valeur les «loups» au détriment des «chiens», sous prétexte que cette présentation était contraire aux «valeurs des enfants». La commission était composée essentiellement d’éléments de conception… pagsiste (donc «soutien critique» aux «tâches révolutionnaires» du «président» de l’époque). Voici le chant final de cette pièce(2) :
«Ensemble des loup chantent :
Printemps, ô printemps, notre printemps !
Quelle que soit la durée de l’hiver, tu viendras à nous.
Quelle que soit la multiplicité des nuages,
tu éloigneras de nous la tempête.
Le soleil apparaîtra et nous nourrira,
notre soleil rouge beau.
Non. Ne disons pas : ainsi est le monde.
N’oublions pas : un jour contre moi et demain pour moi.
Loin de nous la vie des chiens.
Pour ce qui est vain, ils courent dans l’asservissement.
Si le temps nous y oblige, nous les loups,
nous vivons dans le souci, mais libres et confiants,
comme les ruisseaux du fleuve,
et supportons une inondation forte et solide
jusqu’à ce que ne restent dans le fleuve que ses pierres(3).
Et le monde, contre nous, devient pour nous.
Printemps, ô printemps, notre printemps !
Quelle que soit la durée de l’hiver, tu viendras à nous.
Quelle que soit la multiplicité des nuages
tu éloigneras de nous la tempête.
Le soleil apparaîtra et nous nourrira
notre soleil rouge beau.»
Et à l’aurore, où est l’espoir ? (1973). Phrase-clé : «Ton travail vient du vol de la sueur de ton travail !» Thème : le drame des jeunes chômeurs et «hitistes» en Algérie. La pièce reçut le «Prix de la recherche populaire» en… Tunisie, au Festival international du théâtre. Mais, en Algérie, la pièce ne trouva aucun lieu de représentation. Prétexte : «Trop faoudaouiya» (agitatrice). Voici la chanson finale(2) :
«Elle, elle viendra, elle viendra rouge belle,
Elle, elle viendra, elle viendra rouge sanglante.
Le pauvre doit prendre courage et le soûlard se réveiller,
L’opprimé doit parler, ce langage te concerne.
Ton malheur, ô pauvre, ne vient pas du ciel,
il n’est pas fatal, jamais.
Ton malheur vient du vol de la sueur de ton travail.»
On comprendra alors que l’auteur de ces lignes ne fut pas surpris de la «rouge sanglante» que furent, en Algérie, le massacre d’octobre 1988, la «décennie noire», le massacre du printemps de 2001. Cependant, la «rouge belle» qu’il espéra (la libération du peuple de la dictature) n’eut pas lieu.
Toutes ces œuvres (excepté la dernière) furent présentées en espace circulaire (halga populaire), dans des lieux non conventionnels : de travail, d’études et de vie du peuple. Seulement trois soirées furent présentées au TNA (Mon corps…) ; mais là encore, les spectateurs furent assemblés en halga sur le plateau même de l’établissement, laissant la salle et ses confortables fauteuils dans l’obscurité !), et quatre soirées à la salle Mouggar pour les quatre premières représentations de La fourmi… Par la suite, quelqu’un d’autre s’attribua la paternité de l’introduction de la «halga» (en tant qu’espace scénique de jeu, précisons-le) dans le théâtre algérien.
Alhnana, yaouled ! (La tendresse, les enfants !) (2012). Phrase-clé : «Ceux qui tuent, viendra le jour où ils s’entretueront.» Thème : la violence sociale en Algérie. Intention de l’œuvre : montrer que la violence a des racines dans la situation d’exploitation économique et de domination politique (sous-entendu : pas uniquement dans le terrorisme clérical). La pièce risqua de ne pas être représentée, puis le fut une unique fois. Prétexte (totalement infondé) de cette censure : la pièce ferait l’éloge de la… «réconciliation nationale». Responsable de cette censure ?… L’ex-commissaire du Festival international du théâtre de Béjaïa.
Inutile d’évoquer mon activité théâtrale à l’étranger (Belgique, Italie). Elle est absolument dans la même orientation de contenu idéologique et de recherche expérimentale, et rencontra les mêmes ostracismes de la part des castes au pouvoir dans ces pays.
Maintenant, puisqu’il a été question des intellectuels algériens qui furent contraints de s’exiler à cause de la menace d’être assassinés par les intégristes cléricaux, ajoutons cette information. Personnellement, en 1973, je fus contraint à l’exil par deux autres causes : d’une part, par crainte de répression de la part des autorités étatiques ; mais, également, d’autre part, par les actions des pagsistes à mon égard. A Oran, plus d’une fois, étant dans un café où ils se trouvaient, l’un d’eux me dénonçait à haute voix : «C’est un type du PRS !» Pour qui l’ignore, voici ce que cela signifiait : que je pouvais être «disparu» par les autorités, avec la bénédiction du PAGS. En effet, ce dernier taxait, pareillement aux autorités étatiques, les militants et sympathisants du PRS comme «ennemis objectifs de l’Algérie», «complices objectifs de l’impérialisme», «contre-révolutionnaires petits bourgeois», «gauchistes(4)» (selon la formule léniniste). Et, selon la pratique stalinienne, la «disparition» de personnes de ce genre était pratique courante de la part des autorités, avec la bénédiction de leur «soutien critique» pagsiste. Voilà le motif de mon exil, en 1973.
Quant à mon second exil, en 2012, après quarante années à l’étranger (et jamais en France !), le motif fut l’ostracisme dont je fus et reste victime. Mais, précisons-le : non pas de la part des autorités, de manière directe, mais de la part de leurs directeurs de théâtre régionaux, lesquels se proclament «démocrates», «progressistes», etc. Ceci est dit pour ne pas se limiter à accuser uniquement les terroristes cléricaux de l’exil des intellectuel-le-s algérien-ne-s. Les autorités étatiques et leurs «soutiens critiques» ont également leur part de responsabilité. Comme je l’ai dit, la seule différence entre les deux, c’est que les premiers assassinent les corps, tandis que les seconds assassinent les idées en marginalisant les corps.
Qui serait intéressé-e de connaître les détails de cette activité théâtrale, ses enjeux et son cadre politique et social trouvera les informations nécessaires dans le livre déjà mentionné(1). Il découvrira, s’il l’ignore, que les maux du peuple algérien n’ont pas commencé avec la «décennie sanglante». Elle n’en est que la partie visible et spectaculaire de l’iceberg. Faut-il préciser que cette activité théâtrale a été totalement et systématique occultée en Algérie, et par des personnes insoupçonnables ? Faut-il aussi ajouter que la proposition de faire éditer en Algérie le livre qui relate toute cette histoire est restée vaine ? Parmi la douzaine de maisons d’éditions contactées, une seule a motivé son refus par «un programme chargé de deux années», les autres n’ont pas répondu.
K. N.
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(1) Voir détails in Ethique et esthétique au théâtre et alentours, librement accessible ici : http://www.kadour-naimi.com/f-ecrits_theatre.html
(2) Traduction en français de l’arabe dialectal algérien
(3) Reprise de l’expression populaire algérienne : «Ma yabgâ fal ouâd ghîr ahjârou» (Ne restent dans l’oued que ses pierres), autrement dit ses éléments solides
(4) Kateb Yacine l’invoqua publiquement sans me nommer clairement, dans une interview au journal… Le Monde. «Propos de Kateb Yacine», recueillis par Colette Godard, 11 septembre 1975, p.17
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