Contribution – Sonatrach ou 20 ans d’enfumage et de bricolage (II)
Par Hocine-Nasser Bouabsa (*) – Dans ma précédente contribution, j’ai établi un lien direct entre la gestion désastreuse de la période Chakib Khelil et la crise chronique qui secoue Sonatrach actuellement. Aujourd’hui, j’analyse les conséquences du changement opéré à la direction de Sonatrach en 2017.
L’ex-locataire de la prison militaire de Blida, Abdelmoumen Ould-Kaddour, est depuis un peu plus d’un an à la tête de la plus grande entreprise d’Afrique. C’est donc l’occasion de faire la lumière sur son bilan et surtout sur son deal le plus controversé : l’acquisition de la raffinerie d’Augusta. Pour beaucoup d’observateurs, son action peut être résumée par deux éléments : empressement et contradiction. Les plus sceptiques vont encore plus loin, en lui prêtant une forte volonté et une grande énergie d’enfumage, qu’il utiliserait subtilement pour tromper l’opinion publique et, surtout, les décideurs, à qui il est en train de promettre les plus grandes merveilles du monde, puisqu’il a déclaré récemment vouloir élever Sonatrach parmi les cinq plus grandes majors mondiales dans le secteur des hydrocarbures ! Mais force est de rappeler à propos de ce dernier point que les aléas de l’industrie pétrolière et du gaz ne (re)connaissent pas d’homme providentiel. Au contraire, seuls les bons procédés, les bonnes méthodes et la bonne gouvernance – lorsqu’ils sont utilisés avec constance – sont garants du succès.
Certes, il y a un consensus national sur la nécessité de reformer verticalement et horizontalement le secteur des hydrocarbures, en général, et la gestion de Sonatrach, en particulier. Néanmoins, on ne vient pas avec l’élan du bulldozer dans une entreprise névralgique qui emploie plus de 120 000 salariés pour faire ce que les Italiens appellent «tabula rasa». Sinon, la catastrophe est programmée d’avance. L’analyse du langage corporel, de la rhétorique et de la sémantique qui caractérisent la personnalité d’Ould-Kaddour fait facilement ressortir son caractère arrogant et léger.
Son comportement peut être comparé à celui d’un messie en fin de cycle qui, malgré son slogan phare «Leading the change» ignore en réalité les notions primaires du «change management», cette approche qui consiste à étudier, rassembler et exécuter avec précision tous les paramètres, conditions et tâches qui doivent accompagner les changements et les transformations dans une entreprise de grande envergure et qui permet à la société de s’assurer l’engagement et le soutien de son capital le plus valeureux et rare, le capital humain. Ce qui fait dire à certains qu’Ould-Kaddour est revenu en 2017 pour appliquer le même programme et la même politique de son mentor Chakib Khelil conçus en 2000.
Par ailleurs, et en dehors de toute considération managériale, les qualités morales d’un leader qui prétend vouloir motiver et guider 120 000 personnes dans des moments difficiles, doivent être irréprochables. Vu ses démêlés avec la justice, il très fort possible qu’Ould-Kaddour ne les ait pas.
Voulu ou pas, le bouclage de cette première année coïncide avec une annonce majeure : le deal de Sonatrach avec ExxonMobil concernant l’acquisition par la première d’une raffinerie située à Augusta, en Italie, et appartenant à la seconde. Ce deal, vivement critiqué par la grande majorité des experts nationaux indépendants, est présenté par le PDG de Sonatrach comme un trophée arraché à d’autres prétendants. Soutenu par son ministre de tutelle, il essaye de le vendre avec des arguments fallacieux, erronés et contradictoires qu’il recarde constamment en fonction des contre-arguments de ses nombreux critiqueurs. Il énumère suivant la conjoncture un nombre considérable d’avantages et de contraintes que nous résumons dans les dix points suivants :
- nouvelle stratégie de Sonatrach ;
- nécessité de satisfaire la demande nationale ;
- longue durée de réalisation d’une nouvelle raffinerie en Algérie ;
- proximité et complémentarité avec la raffinerie de Skikda ;
- réduction des coûts des carburants importés ;
- prix intéressant de l’usine ;
- amélioration de l’image de Sonatrach ;
- internationalisation des activités de Sonatrach ;
- gagner des parts de marché ;
- faire rentrer des devises à l’Algérie.
Ces points seront décortiqués dans les jours et semaines qui viennent afin de démontrer la légèreté et l’impertinence des arguments de l’acquisition. Le focus est orienté aujourd’hui exclusivement sur le premier – à savoir, la nouvelle stratégie – qui est d’ailleurs censé être la condition sine qua non de tous les autres.
Nouvelle stratégie, mais sur quelle base ?
Pour se démarquer de ses prédécesseurs, Ould-Kaddour déclare déjà au cours de l’été 2017, lors d’un voyage à Rhourde El-Baguel : «Nous voulons développer la stratégie d’ici à l’horizon 2030 pour pouvoir savoir où nous voulons aller : est-ce que nous allons transformer l’entreprise gazière, pétrolière ? Est-ce que nous ferons aussi du solaire ou bien d’autres activités ? Nous allons définir la vision et développer les objectifs. Et, à partir de ces objectifs, définir les moyens nécessaires à mettre en œuvre pour les mener à l’horizon 2030.»
Implicitement, il insinuait que la stratégie de Sonatrach sous ses prédécesseurs était défaillante ou que Sonatrach n’en avait pas carrément. Ce que, par contre, Ould-Kaddour a éludé volontairement dans tous ses discours depuis qu’il est patron de Sonatrach, c’est le rôle déterminant du CNE. En effet, il sait pertinemment que l’élaboration de la stratégie de Sonatrach est, conformément à l’architecture institutionnelle actuelle, non seulement un processus interne à Sonatrach – en tant qu’outil économique – mais est supposée être l’expression et le reflet de la politique énergétique nationale formulée par l’organe institutionnel officiellement compétent. Cet organe s’appelle Conseil national de l’énergie (CNE).
Créé par le président Zeroual par décret présidentiel n° 95-102 en date au 8 avril 1995, c’est à lui qu’incombent la définition, le suivi et l’évaluation de la politique nationale de l’énergie (article 2). Il est présidé par le chef de l’Etat et regroupe les ministres de la Défense nationale, des Affaires étrangères, de l’Energie, des Finances, du gouverneur de la Banque d’Algérie et du délégué à la planification (article 4). Il se réunit périodiquement sur convocation de son président (article 6). Or, il se trouve que le CNE ne s’est pas réuni depuis 20 ans, du moins officiellement. Ce qui induit – dans un Etat de droit – que les résolutions de la dernière réunion du CNE, tenue en 1998 sous la présidence de Liamine Zeroual, sont toujours effectives.
Si Ould-Kaddour veut critiquer ses prédécesseurs, c’est son affaire. Mais qu’il explique tout d’abord aux Algériens le cadre légal sur lequel il compte élaborer sa nouvelle stratégie. Veut-il être conforme à la loi et donc élaborer cette stratégie conformément aux résolutions de 1998 ? Ou veut-il ignorer le cadre légal ? S’il veut agir dans le cadre légal, le PDG de Sonatrach n’a pas le choix ; il doit solliciter immédiatement, à travers sa tutelle ou son conseil d’administration, la convocation du CNE dans les meilleurs délais possibles. Ce n’est qu’après réunion du CNE et adoption de nouvelles résolutions, publiées dans le Journal officiel – en raison de l’importance stratégique et l’impact existentiel de ces résolutions sur le sort de toute la nation algérienne, et puisqu’elles n’ont pas le caractère de secret de défense – que le PDG de Sonatrach sera en mesure d’élaborer ou d’adapter la stratégie qui engage Sonatrach à long terme.
Justifier l’acquisition de la raffinerie d’Augusta par des enjeux ou aléas stratégiques est une aberration. D’autant plus qu’il y a déjà plusieurs années que Sonatrach s’est engagée à construire des raffineries à Hassi Messaoud, Biskra et Tiaret pour augmenter ses capacités de raffinage à 30 millions/an et que beaucoup d’argent a été dépensé dans ce sens.
Pourquoi donc un changement de cap aussi brutal ? Surtout qu’au mois de janvier 2018 le PDG a clairement envisagé de louer les capacités d’une raffinerie étrangère – une très bonne idée qu’il aurait dû réaliser avec ExxonMobil et qui lui aurait certainement valu la gratitude des Algériens. Peut-on parler de stratégie si on change d’orientation dans un laps de temps aussi court ?
C’est vrai que l’Algérie importe 3,5 millions/an de carburants (30% de la production locale, qui est de 11,5 millions/an) pour satisfaire la demande nationale, mais elle le fait déjà depuis au moins dix ans. Dans un marché international caractérisé plus par un excédent de l’offre que de la demande dans la région euro-méditerranéenne, la logique veut qu’on doive continuer à importer, tout en donnant la priorité à la réalisation urgente des raffineries locales prévues, en mobilisant toutes les ressources nécessaires.
H.-N. B.
(*) Master en sciences économiques et en informatique
PhD, dédié à la réglementation du secteur des hydrocarbures en Algérie
Ex-directeur général Schlumberger Afrique du Nord.
Ex-président de la Commission d’experts «Environnement & Eau» de la Chambre de commerce algéro-allemande
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