Du lieu de mémoire à la mémoire du lieu : les tourments de l’exil

exil, mémoire
Ces candidats à l"émigration ne savent pas ce qui les attend. D. R.

Par Mesloub Khider – Le lieu de naissance constitue le premier lieu de mémoire. Dès la naissance, la toponymie mémorielle dessine ses premiers souvenirs sur le parcours de l’existence. Le lieu de résidence marque de son empreinte la mémoire. La résidence familiale de notre enfance concentre les premiers principaux souvenirs de notre vie. Cette résidence de notre enfance demeurera toujours notre Madeleine de Proust. Comme l’ensemble des espaces et temps ontologiques, constitutifs de notre être.

La moindre évocation sensationnelle olfactive, gustative, auditive remue en nous de vieilles réminiscences inscrites dans notre mémoire corporelle. La vue d’un objet ou d’un paysage, le son d’un bruit ou d’une musique, l’odeur d’un arôme singulier, nous replongent aussitôt dans ces lieux de mémoire de notre existence renfermant les trésors de souvenirs indéfectibles, ces attributs emblématiques de notre identité personnelle, culturelle, nationale.

Ces expériences existentielles façonnent notre identité, forment notre personnalité, construisent notre caractère. En un mot, définissent notre appartenance communautaire, nationale.

Les visages côtoyés, les paysages fréquentés, les lumières du jour absorbées, les artères sillonnées, les multiples couleurs du ciel observées, les diverses saisons vécues, ces multiples souvenirs des premiers temps de notre existence s’imprègnent dans notre mémoire. Tous ces souvenirs s’impriment dans notre mémoire personnelle.

Naturellement, par un instinct de survie, nous conservons intacts nos moments de bonheur dans notre mémoire. Nous bâtissons à leur intention un mémorial de souvenirs, que nous honorons avec fidélité. Tandis que, par un mécanisme de défense propre à l’humain, matérialisé par le refoulement, nous nous efforçons de creuser pour nos mauvais souvenirs des tombes pour les ensevelir dans le cimetière des stigmates personnels traumatiques.

La mémoire est rattachée à nous, comme nous, nous sommes attachés à la mère patrie. Un lien indestructible nous unit. Notre mémoire renferme tous nos souvenirs partagés avec soi-même et nos proches. Comme la patrie recèle tout le patrimoine commun partagé par l’ensemble des citoyens du même pays.

L’exil est le moment crucialement propice à l’envahissement récurrent de la mémoire. Partir, c’est mourir un peu. C’est mourir à ce qu’on aime. On laisse un peu de soi-même. En toute heure et dans tout lieu, comme l’a écrit le poète Edmond Haraucourt. Le nouveau pays d’accueil de l’exilé ressemble à un cimetière. Les nouveaux êtres et objets côtoyés sont dépouillés de vie.

Tous les souvenirs ne rencontrent plus de lieux pour se réanimer constamment au contact de ces êtres et objets familiers. Au contact de la famille. Des êtres chers. C’est le vide sidéral. La vie carcérale. Ce pays d’exil s’apparente en vrai à une prison dorée. Il offre toutes les commodités matérielles, mais dans l’incommodité humaine. Il comble l’exilé de bienfaits sociaux, mais au sein d’une société dénuée de rapports authentiquement humains, de fraternité vertueuse. Même l’agent, gagné difficilement, a le goût funèbre de la tombe. Il brûle les doigts comme il immole la vie par sa cupidité incendiaire.

Tel un spectre, l’exilé traîne sa sinistre vie dans ce nouveau pays, dépossédé pour lui de mémoire vivifiante. Étranger dans ce pays, il devient aussi étranger à lui-même. Rien ne le raccroche à sa nouvelle vie dénuée d’enracinement authentique. Pour notre exilé, tous ces nouveaux lieux sont dépourvus de mémoire. Il manque d’oxygène culturel, familial. Il suffoque de vacuités existentielles identitaires.

Aussitôt, la nostalgie le saisit à la gorge. L’étrangle de chagrins, de remords. L’étouffe de tristesse, d’angoisse. L’exilé devient l’ombre de lui-même. Il court après ses souvenirs engloutis par l’exil. Dès l’aube, il se sent agressé par le ciel à la grisaille mélancolique. Agressé par ces étranges badauds accablés de tristesse, animés d’agressivité xénophobe, croisés sur la route. Agressé par l’atmosphère délétère et aliénante de son monde de travail, lieu par excellence dénué de toute humanité. Agressé par le crépuscule du jour pointant son nez dès l’après-midi. Agressé par l’isolement social oppressant de son quartier déserté par la vie.

Triste sort de l’immigré

Parti pour côtoyer la fortune, notre exilé se retrouve piégé par l’infortune de l’existence. Parti pour cultiver la richesse, il finit par fertiliser sa pauvreté. Parti pour fuir les diablotins de son pays, il achève sa vie avec ses démons intérieurs.

Aussi, faute de pouvoir remuer sa personnalité pour changer d’existence, il préfère ruminer ses souvenirs pour renouer avec sa mémoire familiale, national. Sa mémoire devient son second lieu de refuge. De nouveau, il émigre par ses souvenirs lancinants et obsédants vers ses lieux et liens de mémoire. Vers sa terre natale. Sa mère patrie.

Par une forme de thérapie, il s’exile en lui-même, dans sa mémoire. En quête de médication mémorielle. Sa mémoire lui sert d’exutoire, pour apaiser et soulager sa souffrance d’exilé. Pour anesthésier sa détresse nostalgique. Il a fui son pays pour échapper aux tourments de l’existence, il finit par se réfugier «mémorialement» dans son pays pour échapper à sa vie d’exilé tourmentée. Désintégré par son exil, il ne trouve pas le courage de réintégrer sa mère patrie. Devenu étranger à son pays, exilé dans un pays étranger, il finit par devenir étrange avec lui-même, étranger à lui-même. Ainsi, il a abandonné par espoir ses lieux de mémoire pour s’exiler, il finit en exil à quêter désespérément sa mémoire des lieux.

«Lafraq i serkav leghvan  (La séparation édifie des tourments)

Lahlak-is yaghlav tawla (Son affliction surpasse la fièvre)

Win yattaf yarwa lahzan (La personne affligée est gavée de tristesse)

Yachtaq lafrah menwala (Aspirant savourer n’importe quelle joie).»

Couplet de la chanson Erwah erwah de Cheikh El-Hasnaoui.

M. K.

 

Comment (6)

    Anonyme
    1 février 2019 - 22 h 14 min

    Ubi bene, ibi patria. (Proverbe latin qui veut dire: Là où on est bien, là est la patrie)

    Mesloub Amayas
    29 janvier 2019 - 16 h 36 min

    Excellent monsieur Khider

    Anonyme
    28 janvier 2019 - 1 h 37 min

    Excellente contribution monsieur Khider.

    Ben
    26 janvier 2019 - 20 h 43 min

    Que çà fait du bien de s’apercevoir que la bonté triomphe toujours. Elle a triomphé avec Edgar Alan Poe, Ambrose Bierce, Boris Vian , Leonard Cohen, et tant d’autres qui comme chez nous, loin de chez nous, ont partagé avec nous ces sentiments humains qui touchent à la nature de cet être toujours en quette de ce lieu qui l’a vu naitre, sinon de celui de son papa ou sa maman, sinon de ses grands parents, ses ailleuls, les ailleuls de ses ailleuls…jusqu’à l’origine de son espèce et au delà. Cette nature complexe, profonde, sensible, fragile, vulnérable à tout, daigne s’opposer tout le temps pour s’affirmer mais sa bonté finit toujours par le trahir et il tend la main pour qu’on le mène là ou il ne croit pas vraiment trouver sa quête mais juste puisqu’il y croit en quelqu’un. Et c’est toujours ce quelqu’un qui dans un moment d’inattention vous convint de tendre la main et vous conduit là où vous croyez trouver , peut-être, la vérité ou le repos.
    Nous avons vécu des moments intenses, des moments difficiles, nous devons le dire et l’écrire. Merci monsieur Khider de nous rappeler ces moments et ces bonnes gens , c’est ma familles ces gens c’est mon Algérie, car comme notre peuple ce sont des gens qui ont refusé le mal, qui ont refusé la guerre, mais qui ont défendu leur Algérie comme nous le faisons et ils ont su se défendre ces valeureux partisans de l’humanisme bien fondé.

    Quand on est etranger chez soi!
    26 janvier 2019 - 15 h 39 min

    Mais quand c’ est le pays/prison qu’on laisse, le mythe perd de sa splendeur. Les chansons de l’ époque faisaient référence à un pays authentique or la symbolique nouvelle imposée comme identité de substitution fait de vous étranger avant de quitter votre pays, du coup la traversée renferme la fracture. El hasnaoui à préféré mourir ailleurs pour ne pas savoir le pays imaginaire.

      Anonyme
      26 janvier 2019 - 16 h 02 min

      Lire ..pour ne pas salir le pays imaginaire…

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