Mohamed Balhi : «Le segment hostile aux transformations demandées par le hirak est encore là»
Ancien directeur de la rédaction du grand hebdomadaire Algérie Actualité, Mohamed Balhi n’en continue pas moins de vivre au rythme des nombreuses tempêtes qui traversent le pays, notamment depuis le déclenchement du mouvement populaire le 22 Février. Pour l’auteur des Chroniques infernales, «l’Etat doit récupérer ses prérogatives des mains des prédateurs qui ont confisqué les pouvoirs de décision».
Algeriepatriotique : Le mouvement de contestation populaire en est à son cinquième mois et le pouvoir est toujours entre les mains des symboles de l’ancien régime. Comment expliquez-vous cela ?
Mohamed Balhi : Ce qui se passe depuis le 22 février 2019 dépasse de loin les caractéristiques d’un mouvement de contestation populaire auquel le pays est habitué. Là, nous sommes devant un puissant séisme dont l’onde de choc suscite aussi bien de l’espoir que des inquiétudes chez les pays voisins. Ce que l’on désigne hirak, terme aujourd’hui adopté presque par tous, a apporté des gains considérables inimaginables il y a quelques mois : celui qui paye n’est plus le petit fonctionnaire mais de hauts responsables qui étaient dans les centres de décision.
Je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que le pouvoir est toujours entre les mains de l’ancien régime, puisqu’au su et au vu de tout le monde, ce pouvoir- là, appelé îssâba est, presqu’au complet, à la prison d’El-Harrach. Il faut bien préciser ce que vous entendez par pouvoir, ancien régime, pour éviter toute confusion. Il est vrai que celle-ci est devenue symptomatique du système instauré par Bouteflika après le deuxième mandat, en 2004, puis par son frère Saïd, en 2014, après l’évacuation du président au Val-de Grâce. Cette confusion de genre entre forces «extra-constitutionnelles», fratries prédatrices, alliance présidentielle partisane, collusion syndicat et patronat, a détruit de l’intérieur l’Etat algérien, dans une opacité totale, et porté gravement atteinte au moral de la nation.
L’erreur à ne pas commettre, et nombre de personnes l’ont compris parmi les manifestants du hirak, c’est qu’il ne faut pas confondre Etat et pouvoir, institution militaire et «milice». Si des officiers supérieurs, des généraux, ont été impliqués dans des décisions occultes, cela ne signifie pas que l’armée est composée de félons et de voleurs. Les régimes disparaissent, les Etats restent. Les voleurs, les truands en col blanc, les mafias tentaculaires partent, les commis de l’Etat, les petits cadres restent. Les enjeux à l’avenir, suite logique de la pression populaire et des luttes menées par les patriotes qui se trouvent dans les différents échelons de l’Etat, doivent être centrés sur la moralisation de la vie publique et l’assainissement salutaire dans la haute hiérarchie de l’administration. L’Etat doit récupérer ses prérogatives des mains des prédateurs qui ont confisqué les pouvoirs de décision. La construction d’un Etat républicain et moderne, c’est des institutions fortes au service du pays et non, par allégeance et népotisme, au service des hommes du moment (justice, armée, police, douanes).
Et c’est là où il faut bien expliquer aux gens que le slogan-phare du hirak «yetnahaw gaâ» est une arme à double tranchant. Demander le départ du régime ne signifie pas la destruction de l’Etat. Par exemple, l’attitude de ces étudiants qui manifestent chaque mardi est un acte fort, et cela nous change de ces organisations estudiantines amarrées à l’ancien système et ne servant qu’à casser toute activité politique et intellectuelle à l’université. Cela étant, j’aimerais bien que ces étudiants focalisent leur intérêt sur la connaissance et le savoir, la qualité de la recherche, les conditions de vie dans les cités universitaires, etc. Ni corporatisme ni enclaves idéologiques. L’université doit se battre pour faire partie intégrante du développement national, en connexion avec la communauté scientifique algérienne installée à l’étranger. Contrairement à ce que disait cet apparatchik et idiot de Hadjar, l’université algérienne doit surtout produire des prix Nobel en visant donc l’excellence. Les étudiants doivent aussi se remettre en question pour ne pas accepter la triche, les notes de complaisance, le copier-coller et le plagiat. Il faut aussi balayer devant sa porte.
Si le mouvement populaire, dont la caractéristique est son côté pacifique, est encore là, certes avec moins d’ampleur qu’auparavant, il le doit à ses propres capacités de résistance et à ses propres expériences accumulées depuis des années, mais aussi à ceux qui ont fait le choix stratégique de le protéger, de le canaliser. Les avancées sont considérables par rapport à l’impunité qui existait avant, mais le chemin pour un vrai changement est encore long tant il est vrai que le segment hostile aux transformations radicales demandées par le hirak est encore là, incrusté dans les sphères de l’Etat.
Un panel vient d’être mis en place pour «conduire le dialogue» proposé par Bensalah. Pensez-vous que cette démarche a des chances d’aboutir ?
Devant une situation exceptionnelle, et les pays qui ont connu des transitions l’attestent, le dialogue entre élites devient primordial. Tout le monde sait que l’affrontement ne mène qu’aux bunkers et au cimetière. Le dialogue débouche fatalement sur le compromis, loin des tergiversations et des égos surdimensionnés. Si la démarche du panel s’avère positive, cela signifie que nous sommes sur la bonne voie, si c’est sanctionné par un échec, de quoi sera fait demain ? Ce que je sais, par expérience, c’est que la radicalisation des uns entraîne fatalement la radicalisation des autres. La radicalisation d’un courant politique peut conduire à la radicalisation au sein du commandement militaire.
La radicalisation, cherchée par certains, est une voie dangereuse pour le pays. La politique est l’art du possible, alors, allons-y, cherchons les bonnes solutions ! Je vois qu’ici et là, il y a des «personnalités nationales» qui boudent le dialogue, qui se fabriquent, en fait, des images de «présidentiables», c’est de bonne guerre, mais, en même temps c’est pitoyable. Bouteflika a tout fait pour créer le vide autour de lui, si bien qu’aujourd’hui il y très peu de personnes convaincantes, qui ont le sens de l’intérêt national et qui laissent leur égo de côté. Le fait que des gens puisent dans le passé et fassent appel à Djamila Bouhired, icône de la Révolution, c’est terrible et triste. Comme si on revenait en 1962. Le système, bien avant l’avènement de Bouteflika, a produit des créatures insignifiantes, grotesques et opportunistes. Il n’y a pas eu renouvellement des élites, ni de vraie classe politique. Nous avons eu Amar Ghoul, Djamel Ould-Abbès, Amara Benyounes, Abdelmalek Selall, et Ahmed Ouyahia, les joyaux de la couronne fabriqués par Bouteflika. Des guignols, des bonimenteurs et des usurpateurs, aujourd’hui à la prison d’El-Harrach.
Des personnalités qui ont donné leur accord pour participer à ce panel sont jetées en pâture à la vindicte populaire alors même que leurs choix ne sont pas ceux du pouvoir. Pourquoi le fait d’être avec le dialogue est-il synonyme de trahison ?
Des noms connus ont été jetés en pâture bien avant la mise en place du Panel. D’aucuns visent à salir les gens qui sont à mêmes d’avoir un plan de sortie de crise, et comme le hirak n’a pas de représentants connus de tous, n’importe quel parti, personne ou puissance étrangère – par le bais de vidéos, de fake news, de montages photos – est à l’aise pour agir, encadrer et manipuler l’opinion. Au tout début du hirak, des snipers bien outillés tiraient sur tout ce qui bougeait.
Des activistes du hirak disent que c’est le pouvoir qui casse toute velléité d’opposition en faisant appel aux dhoubab, mouches électroniques. Cela est vrai. Mais l’utilisation de trolls n’est pas l’apanage du pouvoir, puisque des parties adverses, relais de services étrangers (Makhzen, Mossad, DGSE, etc.) font appel, non pas à de simples mouches, mais à des nids de bourdons, à des frelons-félons.
Quand il y a opacité, crise institutionnelle, délitement de l’Etat, absence des élites patriotiques sur le terrain, vous avez toutes sortes d’attaques cybernétiques.
Le marasme et l’ampleur du vide politique sont accentués par l’état organique dans lequel se trouvent des partis comme le FLN, qui aurait pu être un bon stabilisateur, mais rien de bon ne vient d’un parti moribond, détruit par l’argent sale et le clientélisme. Quid des autres partis ? Saïd Sadi n’est plus président du RCD, mais par ses interventions sur Facebook, il fait ombrage à Mohcine Belabbas.
Il y a plusieurs initiatives qui naissent chaque jour afin de trouver une solution acceptée par les deux parties, à l’instar du Forum pour un dialogue national. Pourquoi ces initiatives n’arrivent-elles pas à être regroupées en une seule pour leur donner plus de poids face au pouvoir ?
Il y a aujourd’hui deux tendances distinctes et inconciliables, ceux qui veulent aller à l’élection présidentielle, à charge pour le président démocratiquement élu d’entreprendre les réformes qu’il faut pour construire un pays sur des bases solides ; et il y a ceux qui veulent d’abord une transition démocratique en appelant à une constituante, un vieux rêve qui remonte à 1962. Y a-t-il une troisième voie ? Oui, c’est possible, dit-on. Mais l’impasse est bien là. Le pays peut-il se permettre de jouer de longues prolongations et d’interminables troisièmes mi-temps au moment où la situation économique devient alarmante ?
Regardez maintenant tous ces vendeurs à la sauvette qui commencent à squatter les artères et bords de la route dans presque toutes les villes du pays, signe évident d’une absence d’autorité ou bien que les pouvoirs publics laissent faire pour éviter toute émeute, et ces gens qui commencent à stationner n’importe où à Alger, parfois en double file sans l’intervention de la police. Il faut relever que le «yetnahaw gaâ» arrange beaucoup de gens qui veulent un Etat de non-droit, sans impôts, sans paiement de vignette automobile ni de quittances de gaz et d’électricité, etc. Cela me rappelle ce slogan scandé par les éléments du FIS, «Dawla islamiya», ou «l’Etat taghout doit disparaître !». Beaucoup profitent et profiteront de cette absence d’Etat.
Toutes les initiatives proposées par la société civile et les partis politiques posent des préalables non négociables avant tout dialogue avec le pouvoir en place qui les ignore. Comment expliquez-vous cette attitude des décideurs actuels ?
Il faut poser cette question aux décideurs. Moi, je ne suis qu’un observateur de ce qui se passe autour de moi, avec un regard non partisan. Comme la négociation est le résultat d’un rapport de forces, tu ne peux pas imposer des préalables quand tu es en situation de faiblesse. Les syndicalistes et diplomates, habitués aux ruses et atermoiements de leurs vis-à-vis, savent tous que parfois il faut demander plus pour obtenir ce que l’on cherche exactement. Comme il y a une décantation au sein même du hirak, puisque les revendications du 22 février, à savoir le départ de Bouteflika, ne sont plus les mêmes, il y a une raideur, une fermeté et des menaces claires de la part du chef d’état-major qui a une topographie des lieux que nous ignorons dans les détails, mais que nous devinons (nombre de manifestants à chaque vendredi, nature des slogans, qui est qui ?, etc.) Un observateur habitué aux grandes manifestations sportives peut évaluer au pif l’ampleur et l’intensité d’un mouvement de foule, mais il n’a pas cette précision et évaluation des services de sécurité qui ont leur propre outil de sondage (images des hélicos, agents sur place, etc.) Le maximalisme de certains est aussitôt contré par les décideurs. Quand tu es partisan, tu es aveuglé par ta proximité politique, mais quand tu es indépendant, ton jugement est plus efficace car il obéit à la raison, au fait, et non à l’émotion et au discours.
Le mouvement populaire baisse d’intensité, mais il demeure une machine redoutable qui peut être alimentée, comme un oued en crue, par les mécontents, les chômeurs et les travailleurs qui ont tout récemment perdu ou qui vont perdre leur boulot. L’inquiétude est à ce niveau-là, dans les prochains mois.
L’état général du pays est inquiétant à plus d’un titre, alertent de nombreux observateurs : économie bloquée, droits de l’Homme bafoués, médias muselés… Quelle analyse faites-vous de cette situation ?
La situation est celle d’un pays qui traverse une crise multiforme et qui dépend exclusivement de ce que peut lui rapporter un baril de pétrole. La solution est entre les mains des Algériens pour peu qu’ils trouvent, selon leur propre agenda, une bonne feuille de route. Le pays possède le potentiel humain, des cadres probes et patriotes et l’expérience acquise dans la douleur, pour surmonter nombre d’obstacles juridiques, politiques et économiques. A ce titre, la diaspora algérienne peut jouer un rôle moteur dans la construction d’un pays émergent, dès lors qu’on fait appel à elle. En 1995, lors des élections-plébiscite de Liamine Zeroual, les émigrés ont fait preuve d’un incroyable attachement pour leur pays d’origine en allant voter, et ce fut un raz-de-marée qui a surpris le monde entier.
Les médias publics, en particulier la télé, doivent être le plus proche des débats qui agitent la société et non se transformer par paresse ou injonction inappropriée à des caisses de résonance dont les discours vont se retourner contre les décideurs eux-mêmes, et notamment l’institution militaire.
Evidemment, plus la crise persiste, plus il y aura des crispations et un climat tendu. A l’affrontement et au clash recherché par certains activistes qui n’attendent que le pourrissement, je suppose qu’en face, il n’y aura pas des enfants de chœur. Tout le monde sera perdant, à commencer par ceux qui n’ont pas de pays de rechange.
Percevez-vous des indicateurs qui montreraient que ces initiatives pourraient déboucher sur des solutions sérieuses de sortie de crise ?
Comme je vous l’ai déjà dit, les Algériens, de par leur histoire, sont à même de trouver par eux-mêmes le bon cap. Un pays qui a connu des crises majeures depuis l’été 1962, qui a surmonté les épreuves les plus terribles entre 1990 et 1997, dont les diplomates aguerris ont réglé des différends entre pays ennemis, peut et doit trouver la potion magique pour déminer le terrain laissé par Bouteflika et compagnie et aller de l’avant. Suffit-il juste de faire appel aux compétences, aux bonnes volontés et à de nouveaux visages. Comme le suggère un dicton de chez nous, «ce n’est pas l’eau déjà écoulée qui fera tourner la meule».
Propos recueillis par Mohamed El-Ghazi
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