Une élection présidentielle sans avenir
Par Nouara Bouzidi – Quel sens donnerons-nous à la notion de «règle» ? Disposons-nous seulement tous de la même définition ? Si oui, alors nos actions seront en synergie. Mais si nous ne partageons pas le même sens pour ce mot, alors il nous faudra envisager de façon responsable l’impasse politique du pouvoir actuel – issu, rappelons-le, des présidences Bouteflika, pourtant unanimement et légitimement pourfendues. La demande du peuple algérien est sans appel : le système politique actuel est inefficace et «périmé». Le système politique actuel doit admettre, avec sagesse, ses échecs et laisser des personnalités plus compétentes, plus crédibles, prendre en charge l’édification d’un nouveau système politique, mature, responsable et juste pour toute la population algérienne.
En permanence, les êtres humains se livrent des luttes. Les luttes les plus féroces sont des luttes de comparaison, des luttes de pouvoir. Fréquemment, c’est la lutte d’une minorité pour garder son pouvoir de contrôle sur la vie des autres moins bien lotis qu’eux. Une minorité «agissante» dispose d’une puissance d’action : elle est plus riche, elle est plus savante des faiblesses humaines qu’elle peut manipuler à loisir pour ses plans d’expansion, pour l’élargissement de son champ de pouvoir, elle dispose de moyens de coercition, mais elle est aussi subjuguée et piégée par l’adulation de ses propres mérites et/ou prétentions. Systématiquement : la lutte de pouvoir est une lutte pour «l’Avoir».
Toute société a besoin d’une élite. Evidemment. Mais une question subordonnée voudrait se poser : s’agit-il une élite égoïste ou une élite au service de sa population ? C’est, hélas, pour l’intéressé concerné – Abdelaziz Bouteflika – et pour nous un gâchis monumental. C’est l’histoire de présidences prévaricatrices : une histoire triste en termes de perte de temps, d’énergie, de projets, de richesses matérielles et de… richesses humaines. Pourtant, les indices de ses échecs étaient déjà perceptibles. Dès sa campagne électorale aux taux électoraux «décidés à sa mesure», son mépris – pour les Algériens qui ne voteraient pas en masse pour lui – était doctement affirmé, sans retenue, sans égard, sans élégance, à telle enseigne qu’il (le peuple algérien) mériterait de rester dans sa médiocrité. Bouteflika fut probablement brillant, mais trop intrigant pour prévoir que personne ne domine rien, puisqu’il est une chose qui se fracasse constamment contre la réalité, tôt ou tard : la démesure.
Combien d’hommes de pouvoir ont connu une chute misérable après une illusion de domination éternelle ? La démesure est un cercueil pour les illuminés avides de pouvoir. Cela prend le temps qu’il faut, mais la chute est toujours la même : une arrogance brisée. Ce furent des présidences hypnotiques, dont nous sortons à peine si ce n’est pour constater le gaspillage de toutes nos richesses communes.
Ceci confirme, à raison, que la «règle» importe tant puisqu’elle porte en elle les germes de la cohésion, de la sûreté, de la confiance et de la justice d’une communauté de destin. Mais… si et seulement si… tous, au sein de la communauté nationale, partagent la même définition du mot «règle». Car, sans une définition commune, entendue et comprise de tous, il est de facto impossible d’attirer l’adhésion de tous sur le principe de la «règle» et l’obéissance réfléchie à l’ordre social qu’elle sous-tend.
Il faudra encore attendre – bien que les prémisses s’en fassent sentir depuis la fin «théorique» de l’esclavage – que les hommes et les femmes de ce monde s’épuisent les uns contre les autres, par la lutte des uns pour «l’Avoir» (et «l’Apparence») en contraignant et assujettissant le destin des autres. A force de guerres, de destructions, il viendra peut-être une seconde de lucidité où chacun comprendra enfin qu’il est impossible d’être pleinement soi si l’être de l’autre est nié, bafoué, contrôlé et dominé pour se sentir exister. Toutes les dominations (amoureuses, familiales, professionnelles, politiques, idéologiques) sont des aveux de fragilité pour les hommes et des aveux de faiblesse pour les autorités. Toutes les dominations révèlent en filigrane bien plus les déficiences morales et éthiques des dominateurs que la sujétion (volontaire ou forcée) des dominés. Un dominé peut éventuellement se libérer, s’il refuse de croire au fantasme de puissance du dominateur et accepte de s’extraire de sa supercherie narrative de domination.
Toutes les dominations se basent sur des narrations – fallacieuses. Un dominateur s’effondre toujours : tant la projection de sa fausse puissance ne repose que sur l’adhésion volontaire ou forcée des dominés à sa fiction. Seul le temps (des refus) décide de la date de péremption d’un pouvoir inconséquent. Le peuple algérien a compris la force de la mobilisation pacifique, assertive et unitaire : il suffit de s’écarter, de faire un pas de côté et la domination s’effondre. Seules l’adhésion et l’obéissance conscientes fondent un système de pensée politique viable et pérenne. Attention, néanmoins, au contre-sens : cela ne veut pas dire qu’il ne faille ni adhérer, ni obéir à un système d’organisation pour dépasser la démesure humaine, ses passions et ses luttes de possession et de pouvoir.
Au contraire : (1) adhérer à sa communauté de destin est nécessaire – un homme seul ne peut rien, une communauté est un réservoir de forces et d’actions – et (2) obéir aux lois est vital pour la protection de tous. Mais disons-le factuellement : lorsqu’un système de pensée politique se discrédite par ses échecs répétés, par une gestion défiant les modes de régulations et de contrôles, lorsque ce même système politique s’avère confisqué au service d’une personne contre l’intérêt général et commun, lorsque l’arbitraire s’impose avec entêtement contre le bien-être public, que faire ? Dans ces circonstances d’injustice déclarée et offensive contre un pays et son peuple, le sens des mots «adhésion» et «obéissance» sont pervertis et il s’agit bien de «complicité», d’abus du droit et de «main basse» sur la puissance publique et ses richesses par un groupe d’individus irresponsables. Cette complicité et cette prévarication sont des crimes contre notre pays. Penser le contraire, en défiant la réalité que nous vivons est de l’aveuglement : faudrait-il alors que les aveugles nous guident ?
Aucun Algérien ne devrait plus jamais soutenir, par lassitude, par peur, par désespoir, un président prévaricateur et sa cour de manants : ce pays est le nôtre, nous en sommes les héritiers, mais surtout les serviteurs. Il est de notre devoir de porter notre voix pour la sauvegarde de notre pays contre tout intérêt privé, contre toute tentative confiscatoire de nos droits de parole sur le destin de notre nation – précisons-le : que cet intérêt privé soit le fait d’Algériens, d’étrangers ou encore des deux.
Refuser l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 est un acte hautement civique. Libérer notre organisation étatique de sa confiscation par un groupe d’individus n’est que le (bon) sens de la chose publique. L’Algérie est au-dessus de tous les Algériens, toutes régions confondues, tous systèmes idéologiques confondus ; l’Algérie est plus encore au-dessus de certains Algériens bien servis. Nous devons refuser la confiscation de notre droit à réfléchir et à débattre ensemble sur notre destin national ; il s’agit de notre affaire et nous en sommes tous responsables et comptables. Les affaires des autres pays ne nous concernent pas, mais les affaires de notre pays, oui.
Avoir et Etre : la lutte ne cesse pas. L’Avoir use de tous les moyens, les moins nobles, les plus rhétoriques, les plus obscurs aussi et ce, en contant l’histoire mensongère que c’est pour le bien de tous les autres. Rien n’est pire que l’ensorcellement de la réflexion par le langage. L’Etre, lui, dispose de moins de moyens matériels mais, lentement et sûrement, fait jaillir son évidente pertinence : on ne saurait «être» un Homme que si l’on se décide à refuser de porter le masque de celui qui veut le bonheur de tous, alors qu’il ne cherche que le sien propre. «Avoir» est une illusion dont, pourtant, les conditions d’accomplissement se font bien sentir dans nos vies. On souhaite «avoir» une élection présidentielle, alors que le peuple algérien demande à «être» pleinement responsable et acteur pour la protection de son Etat national.
Quelle est la «règle» en Algérie ?
Il ne faut jamais attaquer les personnes, toutes sont faillibles, mais il est salutaire de s’obliger à critiquer leurs comportements quand ils mettent en danger la vie de toute une communauté de destin, sans compter le péril de leur dignité. Il faut toujours focaliser la conversation et nos refus vers les manquements des comportements et des responsabilités et, surtout, ne pas identifier une personne à son comportement, au risque de la diaboliser et de la disqualifier inutilement. Toute personne peut apprendre de ses erreurs. L’homme est, par nature, poussé à la volonté de pouvoir sur l’autre et il ne changera pas. Sauf si… Mais l’homme est aussi un être fabuleux de réflexion et de compréhension. C’est par le débat, la contestation pacifique, l’argumentation que l’homme soumis à ses passions peut se sortir de ce qu’il endommage chez lui-même et chez les autres. Tous ceux qui brisent «l’Etre» de ceux qu’ils veulent assujettir à leurs ambitions personnelles sont des hommes aveugles, sourds et désorientés. Rien ne nous oblige à les suivre dans leur perte. Nous avions besoin de nous orienter, et seule la synergie de toutes nos intelligences pourra nous donner une boussole d’avenir.
Quelle est la «règle» ?
(1) Le général Gaïd-Salah ne devrait plus être en fonction au poste qu’il occupe depuis de longues années déjà. La «règle» est simple : sa retraite est une disposition statutaire et réglementaire qu’il doit, lui, comme tout autre militaire accepter. C’est la «règle» régissant les carrières au sein de l’institution militaire.
(2) Abdelaziz Bouteflika a ruiné une structure étatique pour son propre narcissisme. Bien que sa présidence n’ait pas encore fait l’objet d’un inventaire, tout le peuple algérien a compris l’impasse et la folie des grandeurs d’une telle démesure. «Son Excellence» a modifié la Constitution pour rester le plus longtemps possible au pouvoir, même en soins intensifs. La «règle» a été corrompue.
(3) Les cinq candidats qui se présentent à la présidentielle seraient-ils, eux aussi, obnubilés par leur possible destin de pouvoir ? Comprennent-ils qu’ils jouent un jeu perdu d’avance, alors que tout un peuple, dans toutes ses composantes, en Algérie, mais aussi dans sa diaspora, s’est levé pour signifier que la comédie politicienne a assez duré, que la vie des Algériens dans leur totalité est importante ? Ce déni de réalité de leur part est stupéfiant. Les dix mois de référendum populaire, tous les vendredis, n’est-il pas une élection populaire pour le respect de la «règle» ?
Comment un si beau pays, le nôtre, si prometteur, peut-il encore se permettre de se vider de son indispensable incarnation humaine par le désespoir, l’immigration et la résignation ? Non : il faut refuser ce simulacre de jeu. Comme il faut refuser les attaques contre l’armée algérienne et toutes les composantes structurantes de notre pays. Gaïd-Salah n’est pas plus l’armée algérienne que Bouteflika n’a jamais été l’incarnation de l’Algérie. La déification des hommes est une forme de folie. Notre erreur collective est d’avoir laissé faire Monsieur Bouteflika, grand stratège pour diviser la société algérienne. Certes, nous pouvons disposer d’une justification : nous étions épuisés par une décennie de terrorisme, de violences, de traumatismes, de pertes humaines jusqu’à accepter la venue d’un «sauveur» tenu par l’obsession de régler ses comptes avec un passé inconnu de tous et une ambition personnelle contrariée à la mort de Houari Boumediene. L’Algérie n’a été qu’une excuse pour une soif de pouvoir personnel. La présidence de Bouteflika a été une hypnose collective pour un peuple saigné par des années de terrorisme.
L’armée algérienne doit, avec sagesse, prendre ses responsabilités et inviter que la «règle» soit déjà en son sein respectée : le général Gaïd-Salah doit accepter la nécessité de sa retraite. La population algérienne doit signifier aux cinq candidats qu’ils devraient, par sagesse, cesser de jouer cette comédie politique qui ne trompe personne. La justice algérienne doit agir pour que les prisonniers politiques puissent être prochainement libérés : ils n’ont fait que leur devoir civique de contester politiquement une présidence avide, interminable, suffocante et imbue d’elle-même. Tous nous devons signifier aux pays étrangers qu’ils doivent cesser leurs interférences s’ils veulent continuer à avoir des possibilités économiques dans notre pays dans les prochaines années. L’armée algérienne doit enfin accompagner la demande populaire – manifester chaque vendredi depuis plus de 10 mois, c’est un référendum populaire pacifique à ciel ouvert, d’une grande endurance et d’une patience méritante – pour l’édification, tant attendue, d’un Etat de droit pour tous les Algériens où, enfin, l’Algérie puisse tenir sa promesse d’être le refuge et l’espérance de tout un peuple pour sa dignité et son bonheur sur sa terre.
Le 12 décembre, l’élection présidentielle n’aura pas lieu. La mise en scène d’une élection n’est pas une élection, c’est une fiction pour garder le pouvoir aux mains d’une minorité, en manipulant le crédit de l’Armée nationale algérienne pour son propre compte. Il faut passer à une nouvelle expérience nationale : bâtir les fondements de la «règle» au service de l’Algérie et de son peuple.
Toute action politique, pour être effective dans le temps, doit suivre un ordre logique. La «règle» doit être d’abord discutée nationalement, puis votée et, enfin, suivie par tous. A la fin de ce processus, les candidats pourront alors prétendre à faire valoir leurs dispositions et leurs compétences pour représenter l’adhésion populaire autour de leur programme. Faire le faux d’une «règle», c’est poser la «règle» à l’envers de son ordre logique ; c’est la pervertir. C’est s’assurer des dérèglements aussi vains que stériles.
N. B.
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