L’imposture de l’art contemporain : entre barbouillage pictural et maquignonnage culturel (III)

BANANE néoplatonisme
Banane scotchée à un mur à la foire Art Basel, à Miami. Cette «œuvre» a été vendue à 120 000 dollars. D. R.

Par Mesloub Khider A l’instar du néoplatonisme pour qui derrière le monde matériel se dissimule la réalité spirituelle accessible qu’aux initiés, l’art pictural contemporain cultive la même mystique. Derrière la matérialité brute d’une œuvre d’art aux contours apparemment énigmatiques se nicherait l’essence profonde reproductible uniquement par le génie du peintre doté d’un don inné artistique, essence accessible qu’aux esthètes pourvus d’un sens de l’observation spirituel acquis par la fréquentation initiatique des grandes œuvres. De fait, l’œuvre n’est rien. Seul compte l’artiste doté du don inné du génie capable d’accéder au monde des réalités, invisibles pour le commun des mortels, inobservables par voie rétinienne vulgaire (populaire).

Comme le professait Plotin, la vision intérieure de l’artiste vaut plus que l’œuvre réalisée. Ce qui importe dans une œuvre, au-delà des apparences du monde sensible, c’est sa signification intérieure. Selon ces illuminés peintres contemporains, en conformité avec cette conception mystique antique, une œuvre d’art est «moins destinée aux yeux qu’à l’âme».

Grâce à la peinture impressionniste, symboliste, cubiste, abstraite, l’humanité peut enfin accéder à la réalité cachée du monde. Mais pour accéder à ce paradis artistique, il faut payer rubis sur l’ongle, au prix fort, le nouveau dieu créateur d’œuvres des temps modernes : l’artiste.

La conception mystique de l’artiste doté de pouvoirs surnaturels lui permettant d’accéder à une réalité transcendantale s’est répandue aussi bien dans le courant dada que dans le mouvement surréaliste, sans oublier l’expressionnisme abstrait, tous trois adeptes des pratiques fondées sur le hasard, l’automatisme, l’occultisme.

A l’instar du chaman, l’artiste est réputé disposer de la capacité surnaturelle d’entrer en communication (communion) directe «avec les forces qui régissent le monde». Selon la conception mystique des nouveaux artistes, la mission du peintre n’est pas de peindre ce qu’on observe mais ce qu’on pense. Il revient donc au peintre de transmettre via ses œuvres les pensées aux spectateurs. «L’œil n’a pas la primeur de l’expérience par rapport aux sentiments et aux pensées». Ce qui importe dans un tableau, ce n’est pas la reconnaissance de l’objet peint, grâce à l’œil du spectateur, mais la signification de l’idée véhiculée par la peinture, quand bien même la peinture demeure absconse pour le spectateur, indéchiffrable pour le commun des mortels.

Cette conception de l’art, élevant l’artiste au rang d’un être surhumain, quasi divin, aux œuvres naturellement prodigieuses, a amplement été fustigée et ridiculisée par Nietzsche.

Quoi qu’il en soit, si naguère l’artiste était jugé sur la qualité de ses œuvres, la modernité décadente artistique a bouleversé cet ordonnancement de l’art. De nos jours, hissé au rang de dieu en raison de son supposé génie, l’artiste brille plus que ses œuvres. Ce ne sont pas ses tableaux qu’admire et vénère le public bourgeois, bouffi de suffisance, mais sa personne incarnée par ses tableaux. Avec l’art contemporain, «il ne subsiste plus rien de l’art, sinon l’artiste». Pour paraphraser la célèbre formule de Louis XIV déclarant que «l’Etat, c’est moi», le peintre contemporain peut s’écrier : l’Art, c’est moi. Autrement dit, ce qu’on désigne par art, c’est l’artiste. C’est Le point de mire de l’art. Aujourd’hui, l’art moderne décadent se réduit au culte de la personnalité, à la déification de l’artiste.

L’art ne chôme pas en matière de production de vacuités. Il ne connaît pas la crise. Il devient même la valeur refuge pour les capitalistes parasites réfractaires à l’investissement productif. L’actualité culturelle récente vient confirmer notre étude sur la dégénérescence de l’art contemporain. Récemment, au mois de décembre 2019, c’est une banale banane scotchée à un mur à la foire Art Basel, à Miami, qui a défrayé la chronique et effrayé la sensibilité artistique des authentiques admirateurs de l’esthétique. L’œuvre, composée d’une banane, fixée à un mur à l’aide d’un ruban adhésif gris, et intitulée Comedian, est la conception géniale de l’artiste Maurizio Cattelan. Cet artiste italien est déjà célèbre pour ses créations provocatrices, comme America, des toilettes en or 18 carats réellement fonctionnelles, estimées à 6 millions de dollars. Cette banale banane, transfigurée en œuvre d’art par la vénale culture postmoderne, a été vendue à 120 000 dollars. Achetée par un amateur d’art français, la banane a été aussitôt décrochée du mur par un visiteur pour s’offrir le plaisir de la dévorer, non pas des yeux mais à belles dents (n’est-ce pas sa fonction naturelle que de nourrir le ventre et non pas l’imagination débridée des artistes repus, décadents, en quête de sensations monnayables). Le visiteur dévoreur de culture bananière, artiste de son état, a invoqué, pour justifier son geste gourmand de gloutonnerie, un contre-argument esthétique : il a indiqué qu’il s’agissait d’une «performance artistique». N’empêche : le repas frugal a coûté la bagatelle somme de 120 000 dollars. Pour rassurer les amateurs d’art éplorés devant cette dégradation de l’œuvre d’art, la galerie Emmanuel Perrotin, qui a vendu Comedian, a précisé qu’il n’y aucun préjudice à déplorer, étant entendu que le visiteur affamé «n’a pas détruit l’œuvre. La banane, c’est l’idée», a déclaré philosophiquement le directeur des relations avec les musées, Lucien Terras.

Qui a dit que l’art s’est transformé en déjection, à l’instar de cette œuvre bananière métamorphosée en matière fécale par la grâce de la gourmandise espiègle du visiteur affamé. Nous connaissions la République bananière, nous découvrons l’Esthétique bananière (où règne qu’une forme vénale de création et la corruption artistique). Selon les spécialistes, la fameuse banane dévorée n’a aucune valeur intrinsèque ; c’est le certificat d’authenticité, paraphé par le gigantissime artiste italien, qui vaut son pesant d’or. Quoi qu’il en soit, l’œuvre en question a été reproduite en cinq exemplaires, déjà vendues à des collectionneurs adeptes de bananes mûres, financièrement turgescentes. Chaque banane pesant 200 grammes, au total la série des 5 bananes (achetées probablement à l’épicier du coin de la rue à 1 dollar le kilo) rapporteront à leur écornifleur artiste la banale somme de 600 000 dollars.

De tout temps, tant que les artistes ont réalisé des œuvres visant à reproduire et à représenter le réel de manière identifiable par tous, c’était par l’œuvre qu’était jugé l’artiste. Aujourd’hui, depuis l’efflorescence de la décadence de l’art, sous couvert de modernisation de l’art cristallisé par les multiples écoles ésotériques picturales comme l’impressionnisme, le symbolisme, l’abstrait, c’est par l’artiste qu’est jaugé et jugé l’œuvre.

Durant des milliers d’années, les peintres, quelle que soit leur «école», œuvraient à rendre le plus reconnaissable et le mieux peint possible l’univers de la réalité. L’œuvre d’art était une image du réel ou du vraisemblable reconnaissable par tous, une représentation du monde transfigurée par l’œil et la main de l’artiste. Les sujets étaient inspirés du monde réel, perceptibles et identifiables par tout le monde : scènes de la vie courante, portraits, paysages, natures mortes. Puis, à la faveur de la naissance de la photographie et de l’amorce de la décadence du capitalisme, les artistes ont été happés par le crétinisme esthétique, ont sombré dans la médiocrité artistique.

A l’évidence, désarçonnés par la concurrence des photographes aux techniques de reproduction du réel extraordinaires, beaucoup de peintres, atteints dans leur image narcissique, se sont résignés à devenir l’ombre d’eux-mêmes. Lâchant la proie artistique pour l’ombre fallacieuse picturale absconse, ils ont fini par sombrer dans le nombrilisme esthétique. Avec leurs ésotériques œuvres pathologiquement narcissiques, ils ont érigé le culte du dérisoire, de l’absurde, du canular, de l’ignoble, de l’abject, de la provocation, en nouvelle religion de l’art.

Sans verser dans l’administration béat de l’art classique avec ses canons esthétiques aujourd’hui évidemment désuets, il convient de renouer avec l’esprit créatif inspiré directement de la réalité, de la collectivité humaine en lutte pour sa survie imposée par un système économique mortifère. Pour cela, l’artiste moderne doit inscrire son œuvre dans ce combat porté par l’humble humanité opprimée, dans une perspective révolutionnaire à la fois ludique et politique, esthétique et émancipatrice, distrayante et libératrice, pour redonner ses lettres de noblesse à l’Art. «L’art ! L’art ! L’art humain aura beau faire, il ne sera jamais qu’artificiel. Il ne vaudra jamais la vie», a écrit Nietzsche.

L’art n’est pas voué à la médiocrité esthétique. Grâce à un sursaut révolutionnaire, il peut de nouveau renouer avec la réflexion critique de l’ordre existant, la société marchande. Redonner ses lettres de noblesse à la créativité en lui restituant son esprit subversif, son imaginaire soucieux d’exploration de nouvelles possibilités d’existence sociale plus humaine. Il faut replacer l’art au cœur de la vie pour redonner du cœur à l’art, rendu insensible au drame humain par le capitalisme décadent. A l’image de la société de consommation friande de l’obsolescence programmée, l’art moderne favorise l’instantanéité, le transitoire, le consomptible. C’est l’art Kleenex : jetable. C’est l’ère de la standardisation-massification de l’art. L’art ne s’inscrit plus dans une perspective historique. L’art contemporain ne correspond pas aux attentes du public en quête de réponses artistiques à ses questionnements existentiels. Car l’art, quoiqu’il ne remplace pas le militantisme révolutionnaire, peut contribuer au débat politique par le truchement de ses œuvres engagées. Il peut aider à changer le monde pour changer la vie. Comme l’a écrit Walter Benjamin, l’art doit collaborer «à la création d’un monde où l’action serait enfin la sœur du rêve». Assurément, l’art n’a jamais suscité le moindre soulèvement populaire. A contrario, les périodes d’effervescence contestataire sociale ont souvent favorisé l’émergence d’une créativité artistique exceptionnellement prodigieuse et prolifique. L’art se fait révolutionnaire et la révolution devient un art. La révolution se poétise, l’art se politise. L’imagination s’empare du pouvoir de l’action, l’action s’affine à l’aide de l’imagination. L’art œuvre pour l’émancipation, l’émancipation devient une œuvre d’art. La créativité se met au service du combat contre toutes les aliénations. L’art devient une arme d’émancipation car il ne se borne pas à interpréter le monde mais œuvre à transformer le monde. L’art s’articule aux luttes sociales dans une perspective émancipatrice.

Aussi l’art doit-il s’inscrire dans une rupture avec le monde aliénant dominant pour privilégier une créativité en opposition totale avec les normes et les contraintes sociales mercantiles diffusées et imposées par l’Etat et le capital.

M. K.

(Fin)

Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.

 

Comment (4)

    Farid
    25 janvier 2020 - 13 h 09 min

    J’adore cette article. Il est d’une profondeur remarquable. Mais l’art abstrait est comme tous les mouvements révolutionnaires. A sa source, il portait une idée intéressante, celle de la tentative de dépasser l’apparence des choses pour toucher à leur essence. Cela n’aurait dû rester qu’une expérience. Mais il est certain que toute oeuvre, se doit de dire plus qu’elle ne montre ou ne dit. C’est comme cet article à vous, Mr l’auteur, au delà des mots que vous employait, des phrases qu’ils construisent, du sens premier, et bien votre article me dit plus que ce que vous écrivez. Et c’est en cela qu’il m’intéresse, que je le trouve réussi (votre article). Donc d’accord pour dire que l’art contemporain n’est que contemporain de son époque (mercantile) et a peu à voir avec l’art… mais rajouter aussi qu’il a largement trahi ce pourquoi ses premiers concepteurs (des impressionnistes à Kandisky) ont voulu le pratiquer en tant qu’expérience. Expérience surement passagère uniquement.

      Anonyme
      25 janvier 2020 - 21 h 46 min

      J’aime aussi beaucoup les articles de Khider. Tranchant.
      Même si Marx et tout le reste me semble pas plus une expérience si positive que le reste.
      « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil ». R.Char.
      C’est nous : « on ne doit pas cacher le soleil avec un tamis ».
      C’est le style de Khider. En espérant qu’il arrive à ressentir de la joie avec autant de clairvoyance.

    Sansylo
    25 janvier 2020 - 9 h 10 min

    L’are, l’art ou el aar , que viennent-ils faire dans la conjoncture que nous vivons actuellement ?
    Les gens sortent pour faire entendre leur revendications et là vous venez nous parler d’ART ?

    En nous affichant cette pauvre banane qui souffre scotchée au mur , j’ai envie de rire aux éclats.
    Sincèrment, en cette période , nous n’avons vraiment pas le cœur à soulever ce sujet concernant l’art.

    Amicalement.

      Anonyme
      29 janvier 2020 - 7 h 41 min

      Il faut de tout pour faire un monde, n est ce pas ?

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