Elucubrations : entre hier et aujourd’hui
Par Par Aziz Ghedia – «Mes amis, ne m’en voulez pas /Je suis contraint de presser le pas/Car, dans ce bled perdu où l’Etat est absent/Nous risquons de passer de vie à trépas/A tout instant.» Ces vers ne sont pas tirés d’un quelconque livre de poésie ni d’une chanson de Brel. Ils sont bien de votre serviteur qui, dans ses heures perdues, se prend parfois pour un barde des temps modernes. Il les a prononcés à une époque de peur et de terreur. Si, comme l’exprime bien un adage populaire algérien, «la peur fait détaler les vieux», la peur peut être aussi source d’inspiration pour les gens de mon espèce : ceux pour qui, la littérature, d’une façon générale, est une nécessité pour le réconfort de l’esprit.
Je disais donc que je les ai prononcés, ces vers, à une époque pas si lointaine que ça, époque qualifiée par les uns «d’années de braise» et par les autres de «décennie rouge». Qui se souvient encore de ces années-là ? Années pendant lesquelles faire un bout de chemin hors des sentiers battus, hors des routes asphaltées, était considéré comme suicidaire ? Pourtant que de chemins secondaires nous avions pris ! Que de raccourcis nous avions empruntés ! Mais, je dois l’avouer aujourd’hui, toujours la peur au ventre. Peur de tomber sur un faux-barrage dressé par ceux que vous savez ! Dieu nous en a préservés. Et, aujourd’hui, l’on peut évoquer ces souvenirs avec le sourire au coin des lèvres. Cela par la grâce divine et grâce aussi aux services de sécurité, tous corps confondus, qui ont mené une lutte implacable contre le terrorisme et à qui il n’est jamais tard, ni inutile de rendre un hommage appuyé.
C’était au milieu des années 1990. L’insécurité régnait alors partout en Algérie. Dès l’après-midi, bien avant le coucher du soleil, il devenait pratiquement périlleux de prendre la route et de s’aventurer même sur un axe routier national. Limiter ses déplacements au strict minimum était une sage précaution. Mais, pour des tas de raisons, il nous arrivait de faire fi de cette sagesse et d’aller tenter le diable. C’est ainsi qu’à la veille d’un Aïd El-Adha (fête du sacrifice pour le monde musulman), quelques amis et moi, nous avions formé un cortège et avions pris la route d’Alger. Il n’était alors que 11 h. Selon notre timing, même en roulant à une vitesse modérée, nous devions arriver à Alger vers les coups de 17 h. Il faut dire qu’à l’époque l’autoroute Est-Ouest n’existait pas et la RN 5, parsemée d’embuches au sens propre du terme : les fameux dos d’âne (ralentisseurs) et les barrages de la GN ou des militaires à chaque entrée ou sortie des villages traversés. La route était quasi déserte, la journée ensoleillée et les enfants heureux de pouvoir passer la fête à Alger avec leurs grands-parents. Après deux heures de route, nous arrivâmes à Bouira. Sains et saufs. Personne ne manquait à l’appel ! Aucune panne de voiture n’était à signaler. Aucune crevaison malgré les innombrables crevasses et nids de poule qui jalonnaient cette route. Mais, nous n’étions qu’à mi-chemin ; il nous restait encore plus de cent bornes à faire, dans un milieu des plus hostiles. Le paradoxe était donc que plus on s’approchait d’Alger et plus la peur augmentait. Les gorges de Palestro, pour ne citer que cette région, étaient un véritable coupe-gorge !
A la sortie de Bouira, un camion venant en sens inverse nous avertit du danger par des coups de phare. Plus loin, des voitures rebroussaient chemin dans une panique indescriptible. Personne ne semblait avoir la moindre idée de ce qui se passait en aval, et la rumeur amplifiât de façon dramatique l’évènement : pour certains, il s’agirait d’un accrochage entre les militaires et les «frères des montagnes» et pour d’autres rien de plus qu’un camion transportant un container qui se serait renversé, barrant ainsi la route. A qui se fier ? A quelle source d’information devait-on faire confiance ? Fallait-il faire demi-tour ? La peur se lisait sur tous les visages. Les femmes et les enfants chialaient ; ils croyaient que leur heure était arrivée et qu’à la veille de ce «Aïd», ce sont eux qu’on allait sacrifier. Un ami qui connaissait bien la région nous proposa alors de le suivre. Il prit la direction de Boghni ; nous le suivîmes. Quelques kilomètres plus loin, il tourna à gauche et emprunta une route secondaire dont l’asphalte n’a, peut-être, jamais été refait depuis l’époque coloniale. Ça se voyait à la dégradation avancée de son état. Mais peu importe. Notre cortège s’ébranla tout doucement mais sûrement entre monts et vallons jusqu’à Draâ El Mizane et puis de là, nous rejoignîmes la RN5. Ce jour-là, nous avions évité le pire !
Aux amis qui me reprochaient le fait de rouler vite et de les distancer, j’avais improvisé ces quelques vers. Moralité de cette histoire : si nous n’avions pas changé de voie, si nous n’avions pas «pressé nos pas», nous ne serions peut-être pas de ce monde aujourd’hui.
D’aucuns pourront peut-être se dire pourquoi je raconte aujourd’hui mes élucubrations. L’explication tient au fait que, personnellement, je constate une frappante similitude entre cette petite histoire vécue par quelques individus au milieu des années 1990 et l’Histoire, cette fois-ci avec un H, telle qu’elle se présente aujourd’hui au pouvoir algérien. En effet, celui-ci est devant un dilemme : presser le pas et hâter les réformes politiques ou alors prendre le risque de passer de vie à trépas. Le pouvoir algérien, qu’il soit incarné par des militaires ou par des civils, n’est pas sans savoir que le monde arabe nous épie et que l’Occident avec son bras armé, l’OTAN, nous guette. Au moindre faux-pas, ce dernier n’hésitera pas à intervenir pour nous imposer le changement. Mais un changement selon ses propres intérêts et selon sa propre géostratégie. Alors, comme je l’ai déjà écrit dans un précédent article, ne serait-il pas plus sage et plus logique que ce changement soit l’œuvre de notre pouvoir, de nos partis politiques, de notre société civile, en un mot de notre peuple ?
Le pouvoir doit ouvrir le champ politique. La décantation se fera de toute façon par les urnes si, bien entendu, les élections prochaines seront «propres et transparentes» pour reprendre la fameuse formule de Si Ahmed Ghozali qui attend, lui aussi, depuis belle lurette maintenant que son parti soit agréé.
Ces lignes ont été écrites bien avant le Hirak.
Mais, force est d’admettre que l’actualité est toujours la même et qu’on est encore loin de sortir de l’auberge. Rien que pour cela, le Hirak doit encore continuer et même redoubler d’efforts. Il s’agit maintenant de changer tout le système et pas seulement se contenter de quelques retouches çà et là.
A. G.
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