Les crimes du «bouteflikisme» : il faut extirper le mal du ventre de la bête
Par Mouanis Bekari – On prétend que le Covid-19 a eu raison du Hirak. Qu’il l’a épouvanté, le confinant d’abord, avant de lui imposer un silence résigné. Rien n’est plus faux. C’est l’incurie de l’Etat, dans le domaine de la santé comme dans les autres, qui a contraint le Hirak à se préserver. Certains prétendent que l’insignifiance des moyens dont disposent ceux qui luttent aux côtés des victimes du virus est, sinon voulue, du moins consentie et que rien ne pouvait mieux endiguer le mouvement populaire que l’inertie de ceux qu’il vilipende. Là encore, c’est substituer la déliquescence de l’Etat et l’amateurisme grotesque de ses porte-voix à une fourberie méticuleuse. La vérité est bien plus prosaïque, hélas, serait-on tenté de dire. La déshérence à laquelle sont confrontés les praticiens qui se dévouent pour leurs malades et tous ceux qui sont portés par un élan naturel envers leurs concitoyens n’est que l’expression d’un Etat qui n’a rien d’autre à offrir à ceux qu’il prétend administrer que ses carences organiques et son indifférence intrinsèque. Comment s’en étonner après plus de vingt ans d’une gouvernance déterminée par le mépris ? Mais pas seulement. Le crime aussi a eu sa part.
Dans Histoire secrète de la chute de Bouteflika, une chronique dans la lignée de la qualité de ses précédents ouvrages(1), Naoufel Brahimi El-Mili nous offre un récit effarant de ce que furent les machinations pour promouvoir le cinquième mandat de Bouteflika, la part imputée à ses fomenteurs, au premier rang desquels la France, dont l’influence prégnante relève du tutorat, les luttes souterraines qui les ont scandées et – ce qui restera peut-être le plus marquant – l’écosystème qui les ont secrétées. Un écosystème où, est-il besoin de le préciser, le peuple algérien n’est tenu pour rien. Pourtant, cette réalité, pour présumée qu’elle soit, ne prépare pas à la procession de crimes engendrés par ce qu’il est convenu de nommer le «bouteflikisme». Car rien de semblable ou même de similaire n’a jamais eu de précédent en Algérie ni préparé les Algériens à une telle abomination.
Comment un tel peuple, dont l’inconscient se nourrit de tant de sacrifices consentis par tant de générations, pouvait-il se douter qu’une telle armée de canailles infestait les plus hautes sphères de l’Etat et ses démembrements ? Comment, malgré tous les réquisitoires qu’il a prononcés à tant de reprises, pouvait-il imaginer qu’une innombrable légion de malfaiteurs, pour qui l’argent ne coûte que des crimes et pour qui les crimes ne coûtent rien, pouvaient-ils se dissimuler derrière tant de nullité empesée ? Car si les plus hautes fonctions de l’Etat ne sont plus depuis longtemps que des sinécures d’où sont exclues les compétences et les responsabilités, qui ne voulait croire qu’il restait un peu de ces scrupules qui distinguent l’opportuniste du scélérat ? Qui ne se souvient que ces mêmes fonctions, parmi les plus signalées de la nation, ont été assumées un jour, honnêtement, non sans erreurs, ni même parfois de fautes, mais avec conviction et la volonté de bien faire ? Et si le ridicule était enduré, la honte n’était pas admise.
L’ouvrage de Brahimi El-Mili, haletant et ponctuel, ne nous laisse aucun répit, aucune illusion et sa sentence est oppressante : le «bouteflikisme» a engendré une nouvelle engeance, celle qui ne ressent pas le poids de l’infamie et qui est disposée à tous les crimes, pourvu qu’ils ne requièrent aucun courage. Comment, dès lors, ne pas s’interroger, à la lecture des condamnations qui ont ponctué les procès de certains d’entre ces criminels, sur la réalité du principe qui fonde toute bonne justice, celui de la proportionnalité de la peine aux dommages causés. Car, à l’énoncé des sanctions, on comprend qu’il suffit d’emprisonner aux frais de la communauté, pour une durée relativement éphémère, de confisquer les biens apparents, de prescrire une contravention symbolique et de réclamer, sans espoir d’être entendus, les sommes transférées à l’étranger et les biens qu’elles ont permis d’acquérir, pour réparer les sévices qui ont été infligés aux Algériens.
Il en faudra davantage, bien davantage, pour extirper le mal du ventre de la bête et cicatriser les plaies infligées à la patrie.
M. B.
(1) France-Algérie, 50 ans d’histoires secrètes, tomes I et II, paru aux éditions Fayard.
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