Le néo-féminisme à la dérive (II)
Par Mesloub Khider – Aujourd’hui, un certain féminisme tente de culpabiliser tous les hommes. De désigner à la vindicte médiatique chaque mâle. D’abord, en focalisant l’attention sur les femmes (trop nombreuses évidemment) mortes sous les coups de leur compagnon. Or, il s’agit d’un problème de société global, non pas féministe. Autrement dit, un problème généré par la société capitaliste vectrice de violences protéiformes. En effet, si, dans la société, plusieurs catégories sont opprimées, ostracisées, telles que les femmes, les immigrés, les homosexuels, les communautés ethniques, ce n’est pas en raison de leur particularisme, mais du fait de la particularité du capitalisme qui fonctionne sur la répartition des êtres humains en fonction de leur catégorie sociale, sur des rapports sociaux d’exploitation, vecteurs de concurrence de tous contre tous, d’esprit de domination et de prédation.
Dans le système capitaliste, on devient toujours le «prolétaire», le «colonisé» de quelqu’un formé selon les normes de domination érigées en valeurs absolues par les structures de conditionnement de l’esprit. Une société de classe reproduit intrinsèquement des schèmes de pensée «esclavagistes», des structures mentales de domination véhiculées par les normes de socialisation dispensées par des institutions éducatives, légitimant moralement l’asservissement salarial, la division sociale, l’inégalité économique, en un mot l’assujettissement d’une classe (aujourd’hui prolétarienne).
Or, le capitalisme est une société de classe, fondée sur l’exploitation et l’oppression. Aussi induit-il infailliblement, par reproduction de son système de valeurs de domination, des injustices, des rivalités, des conflictualités sociales, des rapports de forces, notamment entre les sexes, communautés, ethnies, nations, etc.
Par l’intériorisation des représentations mentales (ensemble structuré de croyances acceptées et partagées par la société) de domination, inhérentes aux sociétés de classe, les individus perpétuent des référentiels culturels et sociétaux archaïques, même au sein des sociétés modernes «démocratiques».
Ainsi, tant que le capitalisme domine la société, il y aura toujours des femmes opprimées, des communautés ostracisées, des nations dominées. Aucun aménagement politique, ni mutation mentale ne sont possibles au sein de cette société d’exploitation et d’oppression. Pour modifier les mentalités, il faut d’abord transformer le monde.
Cependant, il est légitime que des femmes, révoltées par l’injustice réservée à la gent féminine, veuillent lutter contre ces discriminations sociales, les violences sexistes. Mais elles se fourvoient par leur engagement sur la voie d’un féminisme étroit, mouvement axé exclusivement sur la lutte pour «l’égalité entre les sexes», au sein d’une société capitaliste par essence inégalitaire et violente. Il s’agit d’un combat infailliblement voué à l’échec. Car la condition dégradée de la femme ne peut être pensée indépendamment du système capitaliste. Aussi, pour changer radicalement la condition asservie de la femme, il faut anéantir le capitalisme.
Aujourd’hui, avec la médiatisation extrême des affaires de violence et de viol, il est légitime de s’interroger sur les véritables mobiles de ces couvertures médiatiques. Dans les périodes troubles comme celle d’aujourd’hui, il est clairement évident que la focalisation sur ces affaires permet d’éluder les vrais problèmes sociaux, de reléguer au second plan les difficultés économiques : explosion du chômage, augmentation exponentielle de la précarité, dégradation des conditions de travail, faillite de milliers de commerces et d’entreprises, gestion criminelle de la crise sanitaire, etc. A cet égard, il est important de souligner que la classe dominante, pour renforcer la croyance dans la démocratie bourgeoise, s’active à entretenir la propagande sur l’«inacceptabilité» de toutes les discriminations au sein du capitalisme.
Aussi, pour lutter contre le racisme, la misogynie avec son corollaire de violences et de viols, il suffirait, selon elle, de s’en remettre à la justice. Or, aucune pénalisation des conduites avilissantes envers les femmes ne peut annihiler les violences et déviances sécrétées par une société fondée sur l’exploitation, l’oppression, l’inégalité sociale, la prédation, la concurrence, la répression judiciaire, la violence policière. Cette protection judiciaire offerte par l’Etat bourgeois ressemble à la corde qui soutient le pendu. Le capitalisme porte en lui la guerre comme les nuées l’orage, a dit Jaurès. De même porte-il en lui les maltraitances et les violences à l’égard du prolétaire, en général, et de la femme, en particulier.
Sans absolument cautionner ni encore minorer ce dramatique problème de violences perpétrées contre les femmes (objet de notre prochain texte consacré au féminicide), on voudrait néanmoins dévoiler une autre violence encore plus dramatique et massive infligée à des millions de femmes et hommes dans le monde, sans qu’elle ne soulève ni indignation ni protestation. Au contraire, personne n’en parle. Il n’existe aucune organisation qui combat ces viols psychologiques, ces harcèlements patronaux, ces génocides professionnels quotidiens perpétrés à petit feu dans le silence complice général.
Il s’agit de la violence subie au travail, dans toutes les entreprises. Cette «violence professionnelle» tue et handicape des centaines de personnes par jour. Qui sait que les accidents du travail tuent un travailleur (sans distinction de sexe) toutes les quinze secondes. Soit 6 300 personnes par jour. Au total, chaque année, 2,3 millions d’hommes et de femmes travailleurs sont tués sur leur lieu d’exploitation pour cause d’absence de mesures de sécurité, d’incurie criminelle des patrons. Sans compter les autres millions de travailleurs blessés, déclarés inaptes à vie. Véritable génocide perpétré dans les entreprises dans l’indifférence générale. Sans oublier toutes les autres formes de harcèlements infligés quotidiennement aux salariés dans les entreprises. Les brimades. Les suicides. L’aliénation. Les inégalités entre travailleurs «intellectuels» (grassement rémunérés) et les travailleurs manuels (misérablement payés), entre concepteurs (valorisés) et exécuteurs (méprisés).
De cette inégalité entre travailleurs intellectuels et manuels, personne n’en parle, ne la condamne. L’inégalité des richesses entre la minoritaire classe dominante parasitaire et la majoritaire classe laborieuse, personne ne la dénonce. Le capitalisme est mortifère. Il pollue. Il est raciste, sexiste, impérialiste, toxique, nocive, pathogène, viral, létal. Aujourd’hui, il prouve qu’il est incapable de venir à bout d’un simple virus, du fait de sa sénilité, sa décadence. Le coronavirus a permis de dévoiler l’état de morbidité avancée du capitalisme, devenu dangereux pour l’humanité. Car, non seulement il a prouvé son incapacité congénitale à nourrir l’humanité, mais aujourd’hui il démontre notoirement son inaptitude à protéger l’humanité des maladies, notamment en raison du démantèlement des services sociaux et infrastructures hospitalières opéré ces dernières décennies.
Certes, les mouvements féministes ne datent pas d’aujourd’hui. Mais, l’ancien féminisme radical était inscrit dans la dynamique d’émancipation humaine portée par les organisations ouvrières. En effet, le mouvement ouvrier avait mis en évidence la condition dégradée de la femme dans la société capitaliste. Dans son livre-enquête La Situation de la classe laborieuse, Engels avait décrit les conditions inhumaines du prolétariat, en particulier celles des enfants et des femmes contraints de travailler dans les manufactures et les mines. Dans son autre ouvrage L’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat, Engels avait établi que la situation de subordination des femmes est liée à la division de la société en classes sociales, à l’existence de la propriété privée. Il avait démontré que l’assujettissement de la femme à l’homme ne relève pas d’une donnée morale ou physique, mais de conditions matérielle et sociale. Certes, le mode de production capitaliste a permis à la femme de s’intégrer dans la production, mais sans annihiler les structures de soumission de la femme à l’homme, matérialisées par le mariage et la famille, la mentalité patriarcale encore prégnante parmi certaines populations masculines. Autrement dit, le système capitaliste perpétue l’infériorisation de la femme, son statut d’objet au service de l’homme.
La libération et l’émancipation de la femme ne se réaliseront jamais dans le cadre de la société capitaliste. Le combat de la femme est consubstantiellement lié à celui de l’homme, son égal et vice-versa. Leur ennemi est commun : le capitalisme, les traditions archaïques oppressives, le patriarcat, les religions régressives et agressives, les comportements destructeurs, les attitudes antisociales, les valeurs marchandes, produits d’un capitalisme en putréfaction.
Aujourd’hui, leur principal adversaire, c’est la fragmentation de leur lutte en revendications parcellaires.
L’esprit de corporatisme étroit du néo-féminisme actuel est préjudiciable au mouvement collectif d’émancipation. Il contribue à l’accentuation de l’aliénation du prolétariat. Faut-il mener un combat de classe émancipateur ou une lutte catégorielle d’aménagement sexuée au sein d’une société d’exploitation et d’oppression ?
Force est de constater que le mouvement féministe s’inscrit dans une dynamique de revendications interclassistes. Ses actions sont inévitablement circonscrites dans le cadre des structures sociales existantes. Aussi, demeurent-elles enfermées dans le registre légal circonscrit par le système dominant, dans une politique de supplication formulée à destination de l’Etat, seule instance, selon les féministes, habilité à infléchir le pouvoir sexiste des mâles dominants, d’impulser une politique plus favorable aux «minorités opprimées», d’imposer une égalité de droits. Avec une telle orientation réformiste, la portée des revendications féministes ne peut dépasser le périmètre législatif contrôlé par des représentants, par ailleurs, réfractaires à toute modification du système dominant, basé sur l’exploitation et l’oppression. Au reste, ce féminisme réformiste constitue un péril pour le prolétariat car il occulte le caractère de classe de la société, les rapports sociaux conflictuels (à suivre la logique du néo-féminisme dominant, toutes les femmes auraient les mêmes intérêts économiques et sociaux, l’ouvrière comme la bourgeoise).
Ce féminisme est la voie royale du dévoiement de la lutte émancipatrice, de l’émiettement du combat salvateur, de la fragmentation de la conscience politique révolutionnaire. En un mot : de la stérilisation de l’affrontement de classe. Ce féminisme est le meilleur allié du capital. Il enferme la lutte dans le restreint cadre ghettoïsant de la défense parcellaire et interclassiste. Aussi perpétue-t-il l’aliénation.
Comme l’a écrit la militante ouvrière Flora Tristan en 1843 dans son livre L’Union ouvrière : «L’affranchissement des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire même.» En d’autres termes, pour endiguer toutes les violences perpétrées contre la femme, l’oppression de la femme par l’homme, il faut prioritairement abolir l’exploitation de l’Homme par l’Homme.
M. K.
(Suite et fin)
N. B. :Pour illustrer notre propos, rapportons une anecdote déroulée en Algérie. Un monsieur, malade, se rend consulter un médecin. Après auscultation, le médecin diagnostique une tuberculose. Il lui prescrit un traitement efficace. Le patient prend son traitement. Au bout de quelques semaines, il est guéri. Mais un an plus tard, il retourne voir son médecin. De nouveau, ce dernier diagnostique une tuberculose. Traitement. Guérison. Un an après, le patient retourne voir de nouveau son médecin. Ce dernier constate une rechute, il diagnostique une tuberculose. Traitement. Guérison. De nouveau, le patient rechute. Retourne voir son médecin. Mais cette fois, le médecin interpelle directement son patient : «Ce n’est pas d’un médecin dont vous avez besoin, mais d’un politique. Autrement dit, d’une instance politique révolutionnaire, seule apte à soigner définitivement vos conditions d’habitation, insalubres, génératrices de votre maladie : la tuberculose. Car se sont vos conditions matérielles qui engendrent votre maladie.» C’est le capitalisme qui génère constamment chômage, misère, guerres, famines, racisme, impérialisme, misogynie, etc. Et ce ne sont pas les politiciens qui pourraient nous sauver. En d’autres termes, aucune médication politicienne (électorale, syndicale, féministe, sociétale) ne peut abolir toutes les formes d’injustice et d’oppression (chômage, racisme, impérialisme, misogynie, etc.) générées par le capitalisme. Seule une transformation sociale radicale de la société peut y remédier, entreprise par l’ensemble du corps social exploité et opprimé.
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