Ma rencontre avec Albert Camus (III)

Camus Budapest
Albert Camus, à droite. D. R.

Une contribution d’Aziz Ghedia – 1984. Rien à voir avec l’écrivain britannique George Orwell et sa fameuse œuvre de science-fiction. Mais une date très importante pour moi. C’était le début de mon internat en médecine et mon deuxième voyage, en été, dans les ex-pays de l’Est. Avec un ami, nous avions entamé ce voyage à partir de Prague avant de suivre l’itinéraire du Danube de Bratislava jusqu’à la capitale hongroise : Budapest.

Lors de notre très court séjour à Prague, nous avions rencontré, dans l’un des cafés les plus réputés de la ville, pas loin de la gare centrale, un Français. Il était professeur de français dans un lycée de Marseille. Il était seul, assis en face de nous, sirotant tranquillement son café mais, apparemment, il s’ennuyait. Il nous regardait et, de temps en temps, nous souriait. On avait l’impression qu’il attendait un signe de notre part pour se joindre à nous. Il avait besoin de contact, de parler à quelqu’un. De discuter tout simplement. Nous parlions, mon ami et moi, en français, ce qui l’incita à, finalement, s’approcher de nous et de nous demander si nous étions maghrébins. Cela se voyait, de toute façon, facilement sur notre faciès. Personnellement, j’étais bronzé, j’avais le teint basané et les cheveux frisés. Un look complètement débrayé avec un jean coupé aux genoux, un tee-shirt et des baskets montantes genre Converse. Impossible donc pour un Méditerranéen de se tromper sur mes origines. Mon ami, par contre, était plus présentable que moi, si j’ose dire. Il portait des vêtements classiques et des lunettes dont la monture noire et des verres carrés allaient à merveille avec son visage tout aussi carré et au teint clair. C’était le genre «étudiant en droit», droit dans ses bottes et dont le rêve n’est autre que de devenir, un jour, garde des Sceaux de la République ou, à la rigueur, magistrat.

– Nous sommes algériens, d’Alger plus précisément, lui répondit mon ami.

Une fois les présentations faites, le contact noué, la discussion devint de plus en plus animée. Notre ami devait, sans doute, être très heureux d’avoir cassé la monotonie de la journée. On avait abordé beaucoup de sujets ; la vie dans les campus universitaires à Alger, l’enseignement en Algérie d’une manière générale, la coopération technique avec les pays de l’Est dans le domaine de l’enseignement, le système de santé et la gratuité des soins, etc. Et puis, de fil en aiguille, la discussion s’est orientée vers la littérature d’expression française en Algérie. Et c’est à ce moment-là que notre ami dont la profession – devrai-je le rappeler encore ? – est enseignant de littérature nous parla de certains écrivains algériens dont Albert Camus. A cette époque-là, j’en avais quand même une petite idée, cet auteur ne m’était pas inconnu, et j’ai pu tenir la conversation avec ce prof de littérature.

Avant de nous quitter, nous nous échangeâmes nos coordonnées. A l’époque, nous ne disposions pas de téléphones cellulaires et nos correspondances se faisaient par courrier. L’ami français, Michel, tel était son prénom, nous avait promis de nous écrire dès qu’il rentrera chez lui à Marseille. Il devait rentrer le lendemain alors que pour nous, le voyage ne faisait que commencer… Budapest, le lac Balaton, Siófok étaient encore loin…

Et effectivement, comme le dit l’adage populaire «chose promise, chose due». A mon retour à Alger, une dizaine de jours plus tard, je découvris dans ma boîte aux lettres une lettre de Michel. Dans cette première missive, il nous remerciait beaucoup pour l’agréable après-midi qu’il avait passé en notre compagnie. Et il disait aussi qu’il avait hâte de venir nous rendre visite à Alger et d’aller en pèlerinage à Tipasa, sur les traces de Camus, sentir «l’odeur des absinthes», faisant référence à Noces à Tipasa. Cela remonte à bien longtemps. Et comme je ne suis pas du genre à garder dans mes documents les lettres de correspondance, je ne peux vous en dire plus. Et puis, qui aurait pensé qu’un jour j’exhumerai toute cette histoire pour la mettre noir sur blanc ? Qui aurait pensé qu’un jour un chirurgien de campagne tel que votre interlocuteur serait amené à disserter sur des sujets littéraires et à évoquer, ne serait-ce que brièvement, l’un des Nobel français de littérature : Albert Camus ? C’est donc le seul souvenir qui me revient bien que personnellement je souffre d’une anosmie congénitale et que, de ce fait, «l’odeur des absinthes» m’est complètement inconnue.

De son côté aussi, mon ami était destinataire d’une lettre. Aux mêmes propos. A quelques phrases près. Cette correspondance avait duré plusieurs mois. Et puis, un beau jour, Michel nous annonça qu’il envisageait sérieusement de venir en Algérie et qu’il comptait sur nous pour l’accompagner à Tipasa. Nous n’avions aucune objection à faire. Bien au contraire, nous étions tous les deux ravis de le recevoir et de lui servir de «guides touristiques». Seul inconvénient : étant tous les deux de conditions sociales modestes, nous n’étions pas véhiculés et nos maigres bourses d’étudiants suffisaient à peine à couvrir nos dépenses mensuelles. Et, à chaque fin de mois, nous nous retrouvions à «rouler sur la jante», pour reprendre une expression si répandue à l’époque dans le milieu universitaire.

D’un commun accord, mon ami et moi, avions alors pris la décision de surveiller un peu nos dépenses, d’économiser, chacun de son côté, le maximum possible de sous pour pouvoir, le jour J, prendre en charge, ensemble, les frais du déplacement à Tipaza. Nous nous étions mis d’accord sur un principe simple et efficace en même temps dans son application : l’un de nous devrait tenir la cagnotte et régler, discrètement, tous les frais de transport et de restauration. Il n’était pas question pour nous de mettre dans l’embarras notre invité marseillais. Celui-ci ne devrait se douter de rien. Telle était notre intention : faire honneur au principe sacré de générosité qui a de tout temps caractérisé les Algériens. Mais, pour nous, pauvres étudiants, il s’agissait, a posteriori, d’un comportement absurde d’autant plus que Michel ne nous avait rien demandé ; en fait, cela s’appelle, dans un langage imagé de la vox populi, «e’zalt oue’tferîn» (misère et gloriole).

Sur nos conseils, Michel, qui n’avait jamais mis auparavant les pieds à Alger, avait réservé une chambre à l’hôtel Aletti, pas loin de la Grande Poste et de la Fac centrale, le cœur palpitant d’Alger. Cela nous arrangeait beaucoup. Ainsi, en quelques minutes de marche, d’où que l’on vienne, on peut le joindre. De l’hôpital Mustapha où je travaillais, je pouvais venir à pied. Quant à mon ami qui faisait ses études de droit à Ben Aknoun, sur les hauteurs d’Alger, il n’avait qu’à prendre le Cous : le transport des étudiants. En temps normal, c’est-à-dire en dehors des heures de pointe, ça pourrait lui prendre une demi-heure. Mon année d’internat tirait déjà à sa fin.

Mais il fallait que je me prépare au concours du résidanat. Je fréquentais donc assidument la bibliothèque de la Fac centrale, probablement comme jadis Albert Camus. A la différence près que, lui, il y suivait des cours de philosophie et qu’il disposait donc de plus de temps libre pour jouer au foot. J’imagine qu’à son époque Alger était moins peuplée ; qu’il y avait moins d’embouteillage et qu’il était plus facile de se déplacer, en tram ou en bus, d’un point à l’autre de la ville. Au fait, lui qui habitait pas très loin de la Fac centrale lui arrivait-il de ne pas prendre les transports en commun et de marcher ? Avait-il les moyens financiers de se payer un abonnement de bus ? Existait-il, à l’époque, un service tel que le Cous qui assurait le transport des étudiants ? Et les cités universitaires pour les étudiants qui venaient d’autres régions de l’Algérie ? Si tout cela existait, cela devait être réservé uniquement aux enfants des colons ; les Algériens, eux, ne dépassaient pas le certificat d’études primaires.

En tout cas, Albert Camus n’a jamais eu, à ma connaissance, à s’exprimer sur cette question. Ou alors jugeait-il que ««l’Arabe» n’était pas apte, de par son patrimoine génétique, à poursuivre des études universitaires ? Qu’il n’était pas digne, de par sa condition sociale d’indigène, d’occuper ne serait-ce qu’un strapontin dans un amphithéâtre universitaire ? En fait, rien dans tout ce que j’ai pu lire jusqu’ici d’Albert Camus ne permet de dire qu’effectivement tel était son raisonnement. Rien ne nous interdit, non plus, de spéculer et de se poser des questions.

Oui, je comprends que ce sont là des questions futiles. Mais quand on s’intéresse à un auteur, il est tout à fait raisonnable, de mon point de vue, de se poser ce genre de questions ; il est tout à fait raisonnable aussi d’essayer d’avoir ne serait-ce qu’une petite idée sur sa vie quotidienne. Cela pourrait peut-être nous aider à comprendre ses œuvres et sa philosophie de la vie de façon générale.

Albert Camus était un enfant de Belcourt, un quartier populaire par excellence. Il n’était pas issu d’un milieu social aisé. Sa mère n’était qu’une femme de ménage et elle devait trimer du matin au soir pour pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants (l’aîné qui s’appelait Lucien et Albert) et leur assurer une scolarité normale. De plus, Albert avait, à un moment de sa jeunesse, contracté la tuberculose pulmonaire, ce qui le rendait sans doute essoufflé au moindre effort physique. Sachant qu’à l’époque, les antituberculeux n’existaient pas encore, c’est dans des sanatoriums qu’on hospitalisait ce genre de malades. Il n’était donc pas exclu que Camus ait pu garder des séquelles respiratoires qui l’auraient obligé à un rythme de vie plus calme. Il n’avait pas intérêt à se dépenser physiquement parlant, ni à courir à gauche et à droite et encore moins derrière une balle. Cela pouvait aggraver ses lésions pulmonaires. Sa «maman», qui le couvait sans doute comme le ferait une poule avec ses œufs, devait être très à cheval concernant ses problèmes de santé.

Après quelques mois d’échange épistolaire entre Michel, l’enseignant de littérature française à Marseille, et nous, celui-ci nous avisa par lettre express du jour et de l’heure de son arrivée à l’aéroport d’Alger. On était au début mois de décembre.

A. G.

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