Pourquoi le projet d’élargissement de l’UE divisée inquiète les bourgeoisies européennes

Ursula von der Leyen Josep Borrell
Ursula von der Leyen et Josep Borrell. D. R.

Une analyse de Michel Rogalski(*) – Bruxelles s’inquiète parce que l’instrument favori des bourgeoisies européennes pourrait bien vite ne plus remplir le rôle que peu à peu il a été amené à jouer, à savoir celui de réducteur d’incertitude contrariant l’amplitude de l’oscillation du balancier politique dans les Etats membres. Au départ simple marché commun favorisant les grands groupes économiques et financiers, l’Union européenne s’est vite transformée sous l’empilement de traités successifs, dont la portée était supérieure aux lois nationales, en gangue engluante interdisant toute mise en œuvre de politiques s’écartant du «cercle de la raison».

Les bourgeoisies européennes avaient trouvé là une nouvelle «sainte alliance» de nature à les protéger de toute secousse politique à même de les menacer. Tout était verrouillé pour que les programmes progressistes et socialement avancés viennent se fracasser sur le mur de l’Europe remplaçant le «mur d’argent» d’il y a un siècle. Les deux dernières présidentielles françaises ont révélé des questionnements sur la possibilité d’appliquer un programme dans le cadre d’une Union européenne hostile et capable de résister à des changements internes dans un quelconque Etat-membre. Chaque fois, la question du rapport à l’Europe fut posée.

La mise en œuvre d’une véritable alternative de gauche porte en elle les germes d’un affrontement avec le carcan européen constitutionnalisé. Elle est lourde de désobéissances, de résistances, de confrontations, de renégociations. Faut-il plier ou désobéir ? Aucun programme politique de gauche ne sera crédible s’il n’explore pas cette dimension.

Des précédents avaient de quoi faire réfléchir

La construction européenne n’a jamais rimé avec démocratie. La campagne sur le Traité constitutionnel européen en 2005 avait déjà désilé les regards. Il ne fut tout simplement pas tenu compte du refus exprimé par référendum par le peuple français, auquel on imposa, par un vote du congrès, l’adoption du Traité de Lisbonne qui reprenait l’essentiel de ce qui avait été rejeté deux ans plus tôt. L’enjeu était alors clair. Il s’agissait de constitutionnaliser, c’est-à-dire de graver dans le marbre l’ensemble des traités qui s’étaient empilés au cours de la construction européenne. C’est au refus de ce quitus qu’il convenait de s’attaquer. Quand, dix années plus tard, la Grèce s’avise de refuser par référendum les mesures austéritaires proposées par la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne, FMI), il lui fut répondu par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, qu’«il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens déjà ratifiés», sans qu’aucun chef d’Etat ne s’en émeuve.

Tout ceci a contribué à une dépolitisation portée par l’illusion de la politique unique, entraînant nombre d’électeurs dans la conviction que, certes, on pouvait changer de gouvernements mais pas des politiques menées. A cela s’ajoute la multiplication des affaires de corruption ayant touché, lors de la dernière mandature, nombre de députés européens. Sur ce terreau, un nationalisme d’extrême-droite s’est mis à prospérer à travers le continent et menace désormais les grands équilibres politiques de l’institution européenne.

Les sondages prédisent une montée de ces forces permettant aux deux formations qui les représentent – l’ECR et l’ID – d’atteindre chacune une centaine de députés. Si ces deux groupes fusionnaient malgré leurs divergences quant au rapport à la Russie, principal point de discorde, ils formeraient le premier groupe du Parlement européen et pourraient ainsi peser sur la candidature au poste de commissaire européen, dont on connaît l’importance des attributions. Une autre hypothèse fréquemment évoquée envisage la fin de l’actuelle cogestion entre le groupe PPE et le groupe des sociaux-démocrates au profit d’une grande coalition des droites, dans laquelle l’extrême-droite prendrait une large place, réalisant ce qui s’est déjà produit dans cinq ou six Etats européens.

Le débat reste ouvert de savoir pourquoi ce sont ces forces qui ont su labourer les travers de la construction européenne et non pas les forces progressistes. Bruxelles devrait s’inquiéter car les deux piliers qui ont servi à vendre l’Union européenne ne font plus recette. Il y a longtemps que les discours sur l’Europe censée protéger de la mondialisation ou sur celle devant instiller une dimension sociale font sourire.

La construction européenne présente un cas particulier de la mondialisation. C’est un espace continental où ses formes ont été les plus accentuées et où les traités se sont empilés. Cela a entraîné, chaque fois, des délégations de souveraineté : Acte unique, Traité de Maastricht, Pacte de stabilité, le tout repris et rassemblé dans le corset du Traité de Lisbonne et complétés et aggravés par ceux découlant des critères de la gestion de la monnaie unique allant jusqu’à faire obligation aux Parlements nationaux de faire viser par la Commission européenne les projets de budgets de chaque pays.

La construction européenne est ainsi devenue le laboratoire de la mondialisation, sa forme la plus avancée, et ne peut être considérée comme potentiellement lui être porteuse de résistance. Car elle en réunit tous les ingrédients : marché unique, libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des travailleurs, dans un espace où les écarts de salaires s’échelonnent de 1 à 9 et où les normes sociales, fiscales et environnementales sont différentes.

L’élargissement risque de rimer avec ingouvernabilité

Dans un tel espace, ce qui s’échange, ce ne sont pas des marchandises, mais les conditions contextuelles dans lesquelles elles sont produites. Il est vain alors de parler de concurrence libre et non faussée. Les dérives délétères de la mondialisation y ont été multipliées, rendant problématiques les conditions de l’exercice de la souveraineté dans cet ensemble européen. On comprend ainsi pourquoi prétendre construire l’Europe pour s’opposer à la mondialisation, qu’on n’a pas hésité à présenter comme «heureuse», relève de l’escroquerie et combien il est vain d’espérer que l’Europe sociale vendue dès 1986 par Martine Aubry puisse se réaliser.

Il ne s’agissait guère d’autre chose que d’un contre-feu allumé pour sauver l’idée de construction européenne en panne à l’époque. Ce serait l’amplification des «concurrences» qui tirerait les droits sociaux vers le bas et aggraverait les écarts de développement et les nombreuses inégalités sociales et territoriales.

On comprend comment dans un tel contexte les projets d’élargissement de l’UE à cinq ou six nouveaux pays membres inquiète, au moment même où l’Europe affiche sa division sur maints problèmes. A l’ancienne division Nord-Sud qui la travaillait, vient s’ajouter une opposition Est-Ouest au moment où le couple franco-allemand affiche publiquement ses désaccords sur la conduite de l’assistance à l’Ukraine et où les pays européens se divisent à l’ONU sur le conflit israélo-palestinien. Si l’on ajoute à cela les approches souvent opposées sur le Pacte migratoire en voie d’adoption, la notion d’autonomie stratégique ou la lecture de l’atlantisme, l’élargissement risque de rimer avec ingouvernabilité ou avec dislocation.

Conscient de ces obstacles, le rapport rédigé par le député Jean-Louis Bourlanges sur les conditions de l’élargissement de l’Europe pose la question des conséquences institutionnelles, c’est-à-dire du mode de gouvernance. La formule d’une «union sans cesse plus étroite entre les peuples européens» reste son mantra. Pour piloter cet élargissement, il propose d’«étendre le champ d’application du vote à la majorité qualifiée», saut supplémentaire vers une Europe fédérale.

L’Europe ne doit pas être perçue comme une mécanique d’où partiraient oukases et interdits mais, bien au contraire, comme une structure permissive à même d’accompagner les trajectoires singulières librement choisies de ses Etats membres. Faute d’une telle orientation, l’Europe ne sera plus la solution mais le problème. Bruxelles devrait s’inquiéter.

M. R.

(*) Directeur de la revue Recherches internationales

Ndlr : Le titre est de la rédaction. Titre originel : Bruxelles s’inquiète…

Comment (3)

    Hassen
    12 mars 2024 - 15 h 40 min

    La CECA composée de l’Allemagne, France, Italie + Benelux ( Belgique, Pays-Bas, Luxembourg ) Charbon et Acier seulement.
    Puis la CEE qui deviendra l’UE pour contrer les USA et surtout le dollar us $
    par la monnaie commune l’euro €
    Aussi pour contrer l’URSS, Russie aujourd’hui
    Seul le Royaume-Uni conservera sa monnaie £
    et ensuite Brexit.
    Perte de souveraineté, avec des traités au-dessus des lois internes des pays membres au fur et à mesure pour les plus petits pays en gros plus ou moins ou plutôt les pays les moins riches
    La chute du mur de Berlin en 1989 (+ la chute de l’URSS ) verra l’élargissement de l’UE et de l’Otan au fur et à mesure jusqu’à aujourd’hui à peu près
    et la mondialisation de l’économie aux intérêts divergents et/ou en commun.

    Ps – Des fois, je ne trouves pas les bons mots en français alors j’espère que c’est suffisamment compréhensible en gros.

    Luca
    10 mars 2024 - 11 h 32 min

    Il est difficile voir impossible de vivre entre les deux membres, les états unis d’Amérique ce très grand pays et la Russie Terre de mondialisme d’inter mondialisme balisé. C’est impossible pour ce continent qui n’a pas encore prit une seule décision venant de lui

    Antisioniste
    9 mars 2024 - 19 h 14 min

    Quelqu’un m’a dit que posé les bonnes questions était le premier pas vers les bonnes réponses, alors je me lance.

    Je ne peux croire qu’elle -EU- a été faite pour le bonheur et la prospérité des peuples européens qui la constitue, et encore moins celle des peuples d’autres continents, on l’aurait su il y’a bien longtemps sinon. Sachant d’avance l’inexistence de « l’esprit Coubertin » dans les caboches de ceux qui font et impose « leur lois » dans cette EU, ainsi que leurs répercussions sur leurs propres citoyens, je crois que je suis en droit de me demander contre « qui » et non pas pourquoi cette « union européenne » a été faite ?

    Voyant la décadence « institutionnalisé » des valeurs humaines universel, visible depuis l’Etoile la plus éloigné de notre galaxie, par ses mêmes chantres qui « gou-bèrne » aussi bien le monde que l’EU qui n’est que l’un de leur pantins ou avatars pour rester « poli-tiquement » correct. J’estime que ma question aussi bizarre qu’elle puisse paraitre mérite une réponse que je n’attends de personne pour la très simple raison qui ai que la réponse c’est l’être humain la cible qu’il soit bourgeois ou simple ouvrier. D’ailleurs cette espèce est déjà en voie de disparition avec l’accélération phénoménale de l’évolution de la robotique (voire nano robotique) et l’IA combinée dans pratiquement tous les domaines de l’activité humaine qui, in fine, rejoindra la longue liste des espèces disparu, ou en voie de disparition accélérer, pendant que nous dissertons sur le sexe des anges, exactement comme l’ont prévu les vrais « goubèrneurs » de ce monde fait à leur image hideuse.

    Non ! Je ne m’inquiète pas tout comme Bruxelles.

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