Lâcheté collective
Par A. Boumezrag – Bienvenue dans le plus grand spectacle de l’ère moderne. Pas sur Netflix. Pas sur une scène. Mais en direct, H24, sur vos écrans : la disparition progressive d’un peuple. Le tout, sous les yeux écarquillés mais parfaitement inertes de la communauté internationale. On pourrait appeler ça «un crime en open source», où tout le monde voit, sait, partage, mais ne fait rien.
Gaza n’est plus un territoire. C’est une anomalie qu’on tente de corriger, un pixel gênant sur la carte de la bienséance géopolitique. Une tache humaine sur l’écran plat de la sécurité d’Israël.
Il fut un temps où l’on effaçait les peuples à coups de machettes ou de trains. C’était sale, bruyant, difficile à dissimuler. Aujourd’hui, on a modernisé. Place à la frappe chirurgicale, aux drones intelligents et aux communiqués bien rédigés. Le tout emballé dans du vocabulaire de start-up : «Opérations de neutralisation», «zones de sécurité», «dommages collatéraux»… Tout cela pour désigner des corps d’enfants sous les gravats.
Et pendant que les bombes pleuvent, les porte-parole de ce monde cultivé envoient des «appels au calme» avec la même conviction qu’un serveur récitant la carte des desserts. Le monde regarde. Et c’est tout.
Les capitales occidentales, elles, savent parfaitement conjuguer le verbe «s’indigner» à l’imparfait du réel. L’ambassadeur hausse un sourcil. Le président tweete son «inquiétude». Le ministère exprime une «profonde préoccupation» – toujours profonde, jamais suivie. Résultat : le carnage continue, validé par un silence qui a valeur de signature.
Car Gaza, en vérité, n’est pas seulement une tragédie. C’est un miroir. Un reflet de notre lâcheté collective. De notre addiction au confort diplomatique. Du tri que l’on fait entre morts acceptables et morts problématiques.
Les Ukrainiens ? Résistants héroïques. Les Palestiniens ? Potentiels complices d’eux-mêmes. Là est la beauté du récit dominant : celui qui meurt sous les bombes israéliennes est toujours vaguement coupable. Il aurait pu fuir. Il aurait pu ne pas naître là. Il aurait pu ne pas exister.
Et c’est bien cela, le génie de cette guerre : elle ne tue pas seulement des vies. Elle efface des récits. Elle détruit les écoles, mais aussi la mémoire. Les arbres, mais aussi les racines. Les maisons, mais surtout l’idée même qu’un Palestinien a droit à une vie digne.
L’objectif n’est pas de tuer un peuple. C’est plus subtil. Il s’agit de le rendre inoffensif. Oubliable. Dispensable. En somme, de l’effacer proprement, pour que l’Histoire ne se souvienne de Gaza que comme d’un «problème» ayant fini par se résoudre.
Peut-être que ce n’est pas de la haine. Peut-être que c’est pire : de l’indifférence bien tempérée. Le monde ne soutient pas ce qui se passe. Il s’y est juste habitué. Et dans une époque qui zappe l’horreur comme une pub gênante sur YouTube, ce que l’on oublie finit toujours par disparaître.
Effacer un peuple, ce n’est pas l’anéantir d’un coup. C’est juste cesser de le voir. On peut tuer un homme par balle, un peuple par le feu, mais on n’efface un peuple que par le silence des autres.
Et ce silence-là, le monde entier l’a signé – en bas, en grand, dans toutes les langues. Y compris en hébreu.
A. B.
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