Jim House : «La lutte de libération algérienne est un cas exemplaire»

Jim House. D. R.

Comment est né votre intérêt pour l’histoire de l’Algérie, un sujet qui est resté longtemps l’apanage des Français ou des francophones ?

Jim House : En fait, il y a beaucoup d’historiens – qu’on appelle en français anglo-saxons – qui font des recherches sur l’Algérie, parce que la lutte de libération nationale de l’Algérie représente, je dirais, un cas exemplaire ; elle se distingue en grande partie des luttes pour l’indépendance dans l’empire britannique. Mon intérêt pour cette lutte est né en France, où j’ai fait des études dans la ville de Saint-Etienne, et où il ya une forte présence algérienne qui remonte à la Première Guerre mondiale. J’ai eu le plaisir d’avoir comme directeur du centre de langue, où j’étudiais le français, un fils d’émigré algérien. Et de là est né mon intérêt pour l’Algérie. C’était à la fin des années 80, dans le contexte de la montée du Front national et du racisme en général, que j’ai pu constater qu’il y avait beaucoup de gens qui parlaient de racisme, mais très peu d’antiracisme. Donc, j’ai fait ma thèse de doctorat sur l’impact de la décolonisation sur l’antiracisme en France. Et quand j’ai travaillé sur les archives d’une association antiraciste, à Paris, j’ai découvert les massacres du 17 octobre. A l’époque, le MRAP, une association antiraciste communiste, était l’une des rares organisations à avoir protesté. Dans les années 1990, l’histoire du 17 Octobre restait relativement cachée et c’était seulement le début de la sortie du silence.

En tant qu’historien et observateur, comment évaluez-vous l’effort qui est consacré, ici et ailleurs, à l’écriture de l’histoire de l’Algérie ?

Je crois qu’il y a un grand effort, en Algérie notamment, d’écouter les témoins, ce qui est très bien. Parce que pendant très longtemps l’histoire orale a été sous-estimée. Je vois qu’il y a un vrai intérêt pour cette histoire en Algérie et ailleurs. Il y a beaucoup de gens qui voudraient explorer les différents aspects de la lutte. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les témoignages et les mémoires d’acteurs, sur le plan local ou régional, ce qui nous permettra de rentrer dans le détail de la réalité quotidienne de la lutte de libération. C’était comment leur quotidien ? Ça voulait dire quoi militer ? Ça voulait dire quoi aider logistiquement ? Ça voulait dire quoi avoir de la famille en prison ou dans un camp ? Voilà, entre autres, ce qui est intéressant.

Devons-nous comprendre que ce seront les thèmes de votre prochain livre ?

Dans mon prochain livre, effectivement, je vais me baser, en partie, sur l’histoire orale. Mais pour des raisons spécifiques, c’est-à-dire que là je fais l’histoire «alternative» d’Alger et de Casablanca pendant la lutte de libération. Je vais parler de certains quartiers populaires et pour ce faire, je travaille sur des archives coloniales, qui restent quand même les plus importantes, quantitativement parlant : mais en même temps, ces archives ne révèlent pas toute l’histoire, et donc, je voudrais bien comparer directement ce que disent ces archives avec la parole de ces hommes et de ces femmes qui ont vécu ces événements. Je suis à Alger, par exemple, pour me mettre en contact avec les anciens des différents bidonvilles d’Alger ; c’est ce que je faisais hier, je suis allé voir des anciens du bidonville de Mahieddine, sur les hauteurs de Belcourt.

On assiste ces derniers temps au retour des discours idéologiques dans le monde, à la faveur de ce qui ce passe dans notre région. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

L’Algérie a raison de vouloir préserver son indépendance et cela, nous le comprenons ! L’Algérie garde cette fierté, ce qu’envient beaucoup de pays. On sous-estime le fait qu’en Algérie, il y a cet intérêt pour la lutte de l’indépendance. On sait que dans les années 60 et 70, l’Algérie était le centre d’une pensée, d’une action politique alternative, c’est un héritage que l’Algérie se doit de garder, me semble-t-il. Il faut rester en dehors des blocs principaux qui hantent le monde.

On parle de plus en plus d’une grande entreprise de reconfiguration du «Grand Moyen-Orient» qui se traduirait par le remue-ménage actuel, au moment où l’on sent, chez de plus en plus de décideurs, une volonté d’instaurer un nouvel ordre mondial plus équilibré. Quelle est l’option, selon vous, qui semble avoir des chances de l’emporter ?

L’option est toujours la participation démocratique des citoyens à leur destin, et je parle en tant que citoyen et non en tant qu’historien. C’est cela l’essentiel ! Par exemple, par rapport à la Syrie, où j’ai passé plusieurs mois pour étudier l’arabe en 2007, j’ai constaté, parmi les Syriens que j’ai connus, qu’ils ne voudraient pas, forcément, d’un monde à l’américaine, tout en souhaitant, bien évidemment, un pays plus démocratique. Donc, il ne s’agit pas forcément d’avoir à choisir. On n’est pas dans une logique de tout ou rien. Il est tout à fait possible d’avoir une Syrie indépendante et démocratique, où les citoyens ont droit à la parole, parce qu’à mon avis, ils ne vont pas choisir de vivre dans un régime quasi américain. Ainsi, il faut qu’ils fassent confiance à leurs valeurs citoyennes et aux citoyens d’autres pays de la région.

Qu’est-ce que vous avez ramené de plus dans votre livre Paris 1961 : les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, qui parle du 17 Octobre, qu’il n’a été dit ?

C’est la variété des différents sources qu’on a utilisées, notamment de l’époque coloniale (archives coloniales, de la police parisienne), en même temps que celles de la société civile en France, des syndicats, de la presse et les associations antiracistes. On essayait de voir à quel point l’opinion publique française, de l’époque, était très partagée sur ces questions. Il y avait une majorité qui était foncièrement hostile aux Algériens et une petite minorité qui aurait souhaité faire quelque chose, notamment après le 17 Octobre mais qui n’a pas été assez puissante pour s’imposer. En histoire, étudier l’événement et étudier l’impact d’un événement est toujours une manière de sonder l’opinion publique et ce que j’ai voulu faire dans la deuxième partie du livre : aborder l’histoire du silence autour de l’événement, et comprendre pourquoi dans les années 60 et 70 les acteurs principaux, à savoir les Algériens, ont eu du mal à parler de ce passé. Est-ce parce que les conditions sociales et politiques n’étaient pas réunies ? Marginalisation politique du FLN, continuité gaulliste en France, pas d’association qui s’intéressait à cela, les communistes non plus, d’ailleurs, c’est tout un ensemble de conditions qui ont rendu impossible la prise de parole du public en France et en Algérie. Cette situation a pu se débloquer par la mobilisation de la société civile, principalement mais pas uniquement en France, dans les différents milieux de l’émigration algérienne et de l’extrême gauche française. Par la suite, dans les années 80, les jeunes issus de l’immigration algérienne ont voulu comprendre le vécu de leurs parents. Ces jeunes-là comprenaient l’événement comme l’exemple d’un racisme anti-algérien et ils ont, donc, voulu lier l’événement du 17 octobre au racisme qu’ils subissaient eux-mêmes dans la société française, avec le risque de représenter les parents comme uniquement des victimes, alors qu’en fait, ils étaient en même temps des acteurs, qui s’imposaient comme manifestants, comme des gens qui boycottaient un couvre-feu et qui disaient : nous sommes là, nous avons une volonté d’indépendance ! Et de plus en plus en France, on s’inspire de l’histoire du 17 Octobre pour illustrer l’événement majeur de la lutte politique des Algériens en France. Cette date est devenue symbolique pour toutes les différentes luttes de l’immigration algérienne en France.

Essayez-vous de nous dire que la révolution algérienne n’a pas encore livré tous ses secrets ?

Certainement ! Il reste des choses à voir du côté de la Fédération de France du FLN et de son rapport avec le GPRA, spécifiquement par rapport au 17 Octobre ; beaucoup reste à savoir sur l’état de l’opinion publique, sur certains épisodes du 17 Octobre où il est question, par exemple, de massacres qui auraient eu lieu dans la cour même de la préfecture de police, alors que pour l’instant, rien dans les sources écrites n’indique un tel massacre, sans vouloir sous-estimer le niveau d’acharnement des policiers sur les Algériens qui étaient détenus. Que s’est-il passé dans les régions où les Algériens avaient manifesté dans les jours qui ont suivi le 17 octobre ? Quel a été le rôle des femmes algériennes lors de cet événement et après ? Il y a tout un ensemble de questions qui restent posées par rapport à cette manifestation. Sans parler de la lutte difficile qui a eu lieu entre le MNA et le FLN. Il n’y a pas d’ouvrages majeurs sur ces questions, alors que l’opinion publique française sur le FLN est négative, formée qu’elle est par ces luttes et toutes les violences qui ont eu lieu entre ces deux mouvements avant que le FLN ne s’impose. Forcément, c’est une question très sensible. Comme celle qui m’intéresse beaucoup : l’histoire des couples mixtes. Il y avait beaucoup de Françaises métropolitaines qui vivaient avec des Algériens, à l’époque. Il y avait des Françaises qui avaient participé aux manifestations du 17 octobre, accompagnant leurs maris et enfants. Tout ce côté-là de l’histoire reste méconnu du grand public. Maintenant que nous avons pu prouver l’existence de ces massacres – quand bien même l’Etat français ne les reconnaît pas –, et mis à part l’extrême droite, personne ne nie leur existence, nous pourrons penser à des questions un peu plus larges par rapport à l’histoire sociale de l’immigration algérienne en France mais aussi d’autres facteurs de l’histoire politique de cette immigration.

Mohamed El-Ghazi et Ghania B.

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