Emmanuel Noubissié à Algeriepatriotique : «L’Algérie n’a pas besoin d’argent mais de savoir»
Algeriepatriotique : La Banque mondiale table sur une croissance économique de 3,3% pour l’Algérie en 2014 et de 3,5% en 2015, alors que le FMI, lui, prévoit, respectivement, 4,3% et de 4,1%. Qu’est-ce qui explique une telle différence d’appréciation dans les prévisions ?
Algeriepatriotique : La Banque mondiale table sur une croissance économique de 3,3% pour l’Algérie en 2014 et de 3,5% en 2015, alors que le FMI, lui, prévoit, respectivement, 4,3% et de 4,1%. Qu’est-ce qui explique une telle différence d’appréciation dans les prévisions ?
Emmanuel Noubissié Ngankam : La croissance économique en Algérie a été juste au-dessus de 3% en moyenne au cours des 4 dernières années, principalement alimentée par les secteurs hors hydrocarbures. En l’absence de grandes réformes structurelles, qui seraient nécessaires pour encourager l’investissement et augmenter la productivité, il est difficile d’envisager une accélération perceptible de cette croissance, ce qui explique les prévisions de la Banque mondiale. En effet, malgré son importance, le secteur des hydrocarbures a cessé de croître depuis 2006, principalement à cause d’un niveau d’investissement pas suffisamment élevé pour impulser une reprise forte dans les domaines de l’exploration et de l’exploitation, alors que les sources d’hydrocarbures déjà sous exploitation sont en baisse. La perspective pour une reprise de ce secteur en 2014-15 est mitigée à cause, justement, de ce faible niveau d’investissement, et, par conséquent, nous pensons que le secteur des hydrocarbures continuera à tirer la croissance du PIB vers le bas. Pour que les autres secteurs économiques réussissent à compenser cette baisse et accélérer la croissance totale pour la relancer au-delà des 3,3% et 3,5% que nous projetons, il faudrait que la croissance dans ces secteurs hors hydrocarbures s’accélère au-delà du 6% enregistré l’année passée. Mais en l’absence de profondes réformes essentielles pour relancer l’investissement et la productivité dans ces secteurs, il est difficile de prévoir une telle accélération.
La mission conjointe, FMI-Banque mondiale, du programme d’évaluation du secteur financier algérien estime, dans son rapport, que la crise mondiale n’a eu quasiment aucune incidence sur le système financier de l’Algérie. Est-ce à dire que, finalement, le système financier international fait plus de mal que de bien aux économies nationales ?
La mission conjointe Banque mondiale-FMI a en effet souligné cela. De manière générale, les retombées en termes de développement économique d’un système financier international sur un système national ouvert se mesurent sur le long terme. Les bénéfices concernent i) l’accès à des ressources financières supplémentaires pour le développement et ii) la stimulation de l’industrie financière locale et de ses régulateurs par la confrontation avec des acteurs internationaux. Il est vrai que lors des crises financières internationales, les fonds apportés par les marchés internationaux peuvent se retirer brusquement, créant des déséquilibres profonds pour les économies qui en bénéficiaient. Dans le cas de l’Algérie, cela ne s’est naturellement pas produit puisque le financement externe privé n’existe quasiment pas. Ainsi, connaissant les retombées positives et négatives d’une ouverture sur les marchés financiers internationaux, il est du ressort des autorités monétaires et financières des pays en développement de calibrer le bon degré d’ouverture, sa progression dans le temps et aussi de prévoir des mesures de protection en cas de choc excessif. La Banque mondiale observe que l’isolement des pays sur le plan de leur système financier est souvent corrélé à un système peu concurrentiel, offrant des services financiers et non financiers en nombre et en qualité limités, et qui, au final, ne contribue pas pleinement aux défis du développement économique national. Sans recommander une ouverture complète du secteur financier algérien sur le monde de la finance internationale, le rapport conjoint souligne toute une série de mesures de nature à exploiter les marges d’amélioration possible. Les recommandations se rapportent à i) un système financier plus concurrentiel et plus en phase avec des pratiques de marché et ii) à l’amélioration de certaines infrastructures financières ainsi que de l’environnement légal et réglementaire. Si de telles améliorations étaient entreprises, une ouverture à l’international graduelle et maîtrisée apporterait une motivation supplémentaire pour mener les réformes de modernisation à leur terme. C’est en tout cas la stratégie qui a été suivie par de nombreux pays comme la Turquie pour prendre un exemple géographiquement proche.
Selon la dernière édition du rapport trimestriel Food Price Watch publiée par la Banque mondiale, les cours des produits alimentaires sur les marchés internationaux ont augmenté de 4% entre janvier et avril 2014, attisés essentiellement par des inquiétudes grandissantes face aux conditions météorologiques et à la hausse de la demande d’importations. Est-ce que les dernières évaluations de votre institution confirment cette tendance ?
Les cours internationaux des denrées alimentaires ont baissé de 2% entre avril et juin 2014. Cette réduction est liée à des projections récentes très favorables concernant la production pour l’année 2014-2015. Bien que les préoccupations concernant les risques d’une hausse des prix existent toujours, il y a maintenant une plus grande certitude de que le phénomène d’El Nino ne sera pas aussi sévère que prévu. Par conséquent, les dernières nouvelles sont assez positives pour conclure à une réduction de prix malgré la situation générale d’inquiétude qui semble prévaloir aujourd’hui.
Y a-t-il actuellement de grands projets financés à l’aide de prêts de la Banque mondiale ?
Vu la décision du gouvernement algérien de ne plus avoir recours à des financements extérieurs, l’Algérie n’emprunte plus à la Banque mondiale depuis 2006. Cependant, la Banque mondiale reste très active en Algérie à travers des projets d’assistance technique et de transfert de connaissances. Les coûts de certains de ces projets sont remboursés par le gouvernement. C’est ce que nous appelons de l’assistance technique remboursable (ATR). Nous avons également des activités financées sur les ressources de la Banque mondiale. En ce moment, neuf ATR sont en cours d’exécution avec le ministère de l’Agriculture et du Développement rural, le ministère de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition de la femme, la Banque d’Algérie, Algérie Télécom et le ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement. Des discussions sont en cours pour d’autres activités d’assistance technique.
Est-il vrai que les cahiers des charges excluent les entreprises algériennes des travaux engagés avec un prêt de la Banque mondiale ?
Cette information est inexacte. Certes, l’Algérie n’emprunte plus auprès de la Banque mondiale, mais quand c’était le cas, les entreprises algériennes étaient éligibles à soumissionner pour des marchés financés par la Banque mondiale. Il n’y a donc jamais eu d’exclusion.
On ne perçoit pas les réalisations effectuées grâce aux prêts de la Banque mondiale. Où vont ces prêts, sachant que c’est avec l’argent du contribuable qu’ils sont remboursés ?
Bien évidemment, quand la Banque mondiale finançait encore des projets en Algérie, les résultats de ces projets étaient perceptibles. On pourrait citer de nombreux projets dans les secteurs des infrastructures routières, de l’approvisionnement en eau, de l’énergie, de l’agriculture, du développement urbain, de l’éducation, de l’environnement et j’en passe. Comme je l’ai dit plus haut, depuis 2006, la Banque mondiale ne finance plus de projets en Algérie. C’est peut-être le lieu de rappeler que le partenariat avec la Banque mondiale ne se limite pas au financement des projets. C’est certes la partie la plus visible des activités de notre institution, mais le domaine où la Banque mondiale a le plus de valeur ajoutée c’est celui de la connaissance et du savoir. Le gouvernement algérien a bien compris que s’il n’a pas besoin de financement extérieur, par contre, ce dont l’Algérie a le plus besoin c’est la connaissance. Le partenariat entre la Banque mondiale et l’Algérie est essentiellement fondé sur le transfert de connaissances. C’est un domaine qui ne se traduit pas par des réalisations physiques visibles, mais dont les effets de levier sur la croissance et le développement sont extraordinairement importants, parfois plus importants que des réalisations physiques. Nous aurons, je l’espère, l’occasion d’en débattre.
Le phénomène de la corruption et des détournements a-t-il entaché les relations entre l’Algérie et la Banque mondiale ?
Les règles de gouvernance des projets financés par la Banque mondiale sont très strictes et à ce que je sache, du temps où l’Algérie sollicitait des financements de la Banque mondiale, il n’y a pas eu de problèmes avérés de corruption et de détournements des ressources.
Y a-t-il une évaluation des projets financés par la Banque mondiale ? Quelles en sont les conclusions ?
De manière générale, oui. Les projets financés par la Banque mondiale font l’objet d’évaluation à plusieurs niveaux. Nous avons des mécanismes d’évaluation interne, des évaluations externes, des évaluations indépendantes et bien évidemment nos pays partenaires ont leurs propres mécanismes d’évaluation. Les rapports d’évaluation des projets financés par des prêts de la Banque mondiale en Algérie jusqu’en 2006 sont disponibles sur le site web de notre institution. En ce qui concerne le portefeuille de projets d’assistance technique remboursable dont j’ai parlé plus haut, il fait en ce moment l’objet d’une évaluation des procédures de mise en œuvre. Les évaluations d’impact interviendront bien plus tard.
Entretien réalisé par Karim Bouali et Amine Sadek