Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne

Fabien Sacriste
Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier, Pierre Bourdieu*
Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne

L’harmattan, 2011

*je m’autorise à enlever le «et» coordinateur du titre entre Servier et Bourdieu

Cher Fabien Sacriste,
Je pensais vous écrire un simple mail jusqu’à ce que je m’aperçoive, au bout de quelques lignes, que cela ne suffirait pas, d’où le passage au document. Algérie quand tu nous tiens, le cœur et l’esprit !
De façon fractionnée, j’ai pour ainsi dire passé ma semaine avec vous et votre ouvrage copieux sur nos ethnologues français que vous avez bien voulu me faire parvenir. Croyez que je ne regrette pas le voyage, bien au contraire.
Je ne parlerai pas de la forme puisque, comme les carabiniers, j’arrive après coup. Je me contenterai de vous dire qu’il est agréable de vous lire en raison de la qualité de votre écriture, à quelques tics près, ainsi que de l’organisation de ce que vous avez à transmettre. Vous avez réussi à consacrer presque le même nombre de pages à chacun des membres de votre bande de quatre, légèrement plus à Germaine Tillion, un peu moins à Pierre Bourdieu. A l’avenir peut-être serait-il préférable d’indiquer dans vos travaux les nouveaux noms attribués aux localités.
Je me demande si vos plus belles pages ne sont pas celles que vous consacrez à Germaine Tillion. La beauté morale de la personne n’a-t-elle pas déteint sur vous ? En 2009, j’avais eu l’occasion de rendre hommage à Fragments de vie, paru juste après sa mort, en particulier à la rigueur de sa pensée, la beauté de son écriture, son humanité. Mais aussi son humilité, si peu présente dans les trois autres, notamment Pierre Bourdieu. L’esprit réaliste de Tillion, son attention respectueuse aux êtres, sa volonté de toujours vouloir comprendre expliquent pour une large part sa démarche sinusoïdale, si déroutante pour les universitaires, plus intéressés par la construction et la déconstruction de l’objet d’étude que par son observation. Aussi je salue vos qualités d’empathie qui permettent, à votre lecteur comme à vous, de suivre et de comprendre le laborieux cheminement de l’ethnologue. Je vous en suis reconnaissant. Malgré toute sa bonne volonté elle ne parvenait, pas plus qu’Albert Camus, à voir la montée de cet homme nouveau, l’Algérien – ne parlons évidemment pas de Jean Servier. A ce propos, j’ignorais qu’elle avait été traitée de la sorte par Simone de Beauvoir dans le même temps où, de son côté, Jean-Paul Sartre salissait Camus.
Concernant Jacques Berque, son évolution est radicalement différente. Lui, il est de là-bas. Ses racines sont d’abord algériennes. Il y eut ensuite comme une coupure. A la différence des autres, il doit en quelque sorte quitter l’Algérie pour épouser la cause arabe, la langue arabe. Du coup, il vous est plus difficile de le faire entrer dans votre schéma. On ne peut s’interroger à son propos, comme pour les autres, sur ses accointances avec Soustelle, Lacoste et compagnie. Il est clairement ailleurs. Il finira par s’atteler à une tâche démesurée, en nous offrant sa propre traduction du Coran. Au-dessus de la mêlée, il est devenu islamologue, même si, plus tard, il se sentira à l’étroit avec pareille étiquette, lui qui, du local, a voulu accéder à l’universel. Reste à déterminer la coupure ou plutôt les coupures qui apparaissent dans la vie de Berque, pour expliquer partiellement l’embarras dont il me fait part dans sa lettre du 5 janvier 1993, deux ans avant sa mort, reproduite dans la réédition de ma thèse. Je trouve bien légère la critique que vous reproduisez du sieur Touati dans l’une de vos notes. Jacques Berque n’aurait pas fait école, en particulier parce qu’il aurait été paralysé par le choix de la sociologie interstellaire de Georges Gurvitch. Quelle plaisanterie ! C’est bien mal connaître Berque. Et puis que signifie faire école dans cette Université française mandarinale et sclérosée ! Croyez-moi, Jacques Berque avait une ambition plus élevée. Que signifie aussi la comparaison avec Claude Lévi-Strauss ? Que vient-il faire ici, dans cette «galère africaine» qui ne l’a jamais concerné ?
On en arrive à votre troisième ethnologue, Jean Servier, le plus complexe, le plus tortueux, le plus torturé aussi. En vous lisant plus d’une fois je n’ai pu m’empêcher de penser à Hélie de Saint-Marc, colonel de la légion étrangère qui, après avoir été Résistant, déporté à Buchenwald, s’est retrouvé au côté des généraux félons du putsch d’Alger. Je l’ai rencontré tout à la fin du siècle dernier alors qu’à 75 ans il s’était mis à écrire. Parmi ses dédicaces je relève celle de ses Mémoires, maladroitement adressés à Monsieur Cornaton : «Ces très modestes Mémoires, qui évoquent le passé, non par nostalgie du polémique, mais parce que les braises de la ferveur et de l’espérance continuent de brûler sous les cendres des souvenirs, en très cordial témoignage.» Après plusieurs échanges, dans la dédicace des Sentinelles du soir datée du 26 août 2000, Michel Cornaton a remplacé le Monsieur et il demande qu’on essaie de comprendre avant de juger. N’est-ce pas ce que, d’une manière ou d’une autre, a déclaré chaque membre de votre panel ? En 2005, Saint-Marc conclut ainsi sa contribution au numéro spécial du Croquant, «Algérie soleil noir» : «Aussi, l’opprobre qui poursuit les partisans de l’Algérie française me paraît injuste. Dans toute guerre civile, une lie remonte à la surface mais ce n’est pas ce qu’il faut retenir. C’était un combat qui avait sa part de justice et dont je me sentirai solidaire jusqu’à mon dernier souffle. L’Histoire a donné tort aux camisards, aux Vaudois, aux Cathares, aux communards. Elle nous a donné tort. Mais je ne me renierai jamais.»
Jean Servier aurait pu écrire la même chose. La différence est que Saint-Marc exerçait le métier de soldat, Jean Servier celui d’universitaire. En revêtant la tenue militaire par-dessus celle de l’ethnologue – sans doute le plus ethnologue des quatre – il a trahi ses informateurs et surtout sa mission. C’était le sens des critiques amères que lui adressaient les Pères Blancs de Grande Kabylie, ethnologues à leur façon, que je rencontrais sur le terrain en 1959-1960. Une telle trahison ne vous a pas échappé mais il faut vous lire entre les lignes. Bien sûr que l’exercice universitaire doit toujours prendre de la distance, il ne peut cependant manquer de s’interroger sur les conséquences du manquement à la morale et à la déontologie d’une pratique universitaire. En ce sens l’ethnologue Roger Curel, interviewé par Robert Hamada, a le courage de l’écrire et ce malgré sa vieille et grande amitié pour celui qu’il surnommait fort justement le professeur Moriarty : «Son ethnographie particulière l’avait amené à inventer le harki en le rendant complice des militaires. Il avait suffi de lui fournir un hélicoptère et que les officiers se mettent à sa botte pour vérifier une fois de plus la phrase de Simon Leys : «Donnez à un universitaire l’illusion qu’il peut jouer un rôle historique et vous pouvez transformer un savant fort décent en un danger public. «Je le dis avec peine mais la règle que je me suis fixée au début de mes écritures ne souffre pas d’exception, le jeu de la vérité est aussi douloureux pour moi que pour les autres.»
Quant au quatrième larron, Pierre Bourdieu, nous en avons déjà bien parlé. Dommage que vous alliez si vite sur ses années obscures ! Celles des 24 mois d’armée après les trois ou quatre premiers, vous contentant d’écrire qu’«il existe peu d’informations». Il y en avait tout de même un peu lorsque vous écriviez votre livre. Pierre Verdrager a publié un ouvrage courageux sur Pierre Bourdieu et son système, j’écris courageux car il a dû se battre pour sa parution et en paie aujourd’hui les conséquences pour sa carrière. Verdrager estime que Sociologie de l’Algérie est plus qu’un livre de jeunesse en ce sens qu’on y retrouve toutes les thématiques à vision ethnocentrique qui vont parcourir l’ensemble de son œuvre. Je pense en tout cas que les deux années de blanc dans son CV devraient un jour nous éclairer sur l’homme et sur l’œuvre ; les archives finiront par parler au cours des années qui viennent. A ce sujet vous faites état d’une réunion d’un Comité restreint de lancement de l’action psychologique en Algérie du 13 mars 1957. Contrairement à ce que vous supposiez le document qui a trait à ce même type de réunion retrouvé par Robert Hamada est différent puisqu’il date du 18 septembre 1956 : il rend compte d’une réunion présidée par Lucien Paye à laquelle Bourdieu est aussi présent. Un autre silence troublant de Pierre Bourdieu est celui à l’égard de Servier alors que l’un et l’autre sont affectés auprès du Résident général Robert Lacoste durant la même période 1956-1957.
Vous avez mis le doigt sur quelque chose de très important à mes yeux : le fait que les Kabyles interrogés par Bourdieu et Sayad ne se trouvent pas dans leur contexte traditionnel mais dans le temps court de la guerre et, pour une bonne part d’entre eux, à l’intérieur de regroupements ou de recasements. Dans un autre contexte, celui du travail et de son évolution, la lecture des textes écrits par Simone Weil à la veille de la Seconde Guerre mondiale m’a convaincu que le phénomène social total de la guerre peut changer radicalement la nature des faits observés. Pour l’avoir minimisé Bourdieu n’a pu voir ce que signifiait vraiment le regroupements des populations et s’est fourvoyé dans ses pronostics d’évolution. Je comprends mieux alors son agressivité à mon égard de même que son appréhension en me voyant débarquer sur ce qu’il considérait son domaine de recherche, alors que je le rencontrais peu avant la parution de son Déracinement. Vous citez de Bourdieu : «Avec le début de la guerre la décolonisation a déjà commencé», mais il n’en tire pas les conséquences dans l’analyse et pour la signification de l’édification des camps.
A ce propos vous rappelez à juste titre le décalage important entre les dates de recueil des données par Bourdieu et celle de leur publication : quatre années (imposées par la censure militaire) représentent en effet un délai considérable pour un travail qui s’inscrit dans l’actualité de la sociologie, ce qui peut expliquer aussi les insatisfactions d’Alain Mahé ou encore la «reconstruction théorique «enchantée» de la société traditionnelle» kabyle (Lahouari Addi), la «reconstruction nostalgique» (Paul Silverstein).
Lorsque, dans son analyse comparée du Kabyle et du Béarnais, Bourdieu écrit que «le Béarnais est roublard» se souvient-il à ce moment-là qu’il est Béarnais lui-même ? Que serait-il le Kabyle, qu’il semble préférer ? Mohamed Lahlou, des Beni Yenni, dans sa thèse étroitement universitaire sous la direction de René Zazzo, choisit de parler plutôt de la ruse, de la mètis telle qu’elle a été si finement étudiée par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant.
A vous lire constatons que l’assimilation du paysan algérien à l’ennemi de classe ajoute l’opprobre au mépris qui entoure toute la paysannerie, encore plus évident au lendemain de l’indépendance, alors que les paysans représentaient le principal obstacle à l’édification de l’homme nouveau. Il en sera de même des représentations que les nouvelles élites se feront des populations regroupées. Bourdieu n’a pas tort d’écrire qu’on substitue au paysan concret une pure et simple abstraction. J’aurais voulu qu’il tirât les conséquences politiques d’une pareille analyse dans les années qui ont suivi l’indépendance, alors qu’il faisait figure de phare intellectuel. Toujours est-il que dans l’opposition entre Pierre Bourdieu et Franz Fanon je me situe sûrement du côté de Bourdieu.
Je veux aussi souligner l’importance que vous donnez, après Bourdieu, aux transformations occasionnées par la guerre révolutionnaire qui, plus que tout, a contribué à détruire les barrières psychosociologiques issues de la domination, en désacralisant cette domination multiforme. Votre remarque m’a renvoyé à ce que j’ai pu observer durant un long séjour en Afrique noire où, justement, cette désacralisation ne s’est pas opérée, ou si peu, mais ni non plus ailleurs. Il y a là une explication-clef à ce qui s’est passé et ce qui se passera en Algérie.
M’inscrivant dans la ligne de votre conclusion je me poserai aussi la question de savoir ce qu’il restera pour la postérité de ces quatre ethnologues et de leur œuvre. Disons en 2050 : vous n’aurez pas encore l’âge de celui qui saisit ce texte. Sans hésitation je parierai pour le moins Français, le moins ethnocentré aussi, Jacques Berque. Mais vous avez raison, il est encore trop tôt pour les paris : ils viennent de nous quitter en quelque sorte. Quoi qu’il en soit, le plus important pour vous en ce moment, pour votre thèse, c’est bien le terrain, avec «la pelle et la pioche» s’il le faut. Il m’est toujours difficile d’envisager un travail d’ethnologie, disons plus généralement de sciences humaines, sans l’épreuve de vérité du terrain. Je me réjouis alors de vos déplacements récents en Algérie.
Michel Cornaton
2 décembre 2012

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