Edgar Morin : «Arrêtons de confondre le djihadiste avec l’islamiste et le croyant avec le terroriste !»

Dans une interview accordée au Magazine de l’Afrique(édition d’octobre-novembre 2015), Edgar Morin fait observer que «la civilisation européenne, occidentale, avec toutes ses qualités, mais aussi tous ses défauts, est entrée en crise». Sa conclusion sur cette question est d’une simplicité déroutante : «On ne peut pas apporter comme une solution aux autres ce qui est déjà en crise chez soi !», dit-il. Plus loin, il confirme que l’hégémonie totale de l’Occident est terminée. Pour Edgar Morin, «le monde multipolaire tel qu’il va se dégager ne peut être géré que par l’entente entre les différents partenaires». Par ailleurs, il demande au monde occidental d’arrêter ce qu’il qualifie de «micmac», c’est-à-dire «cette vision manichéenne dans laquelle on confond le djihadiste avec l’islamiste, l’islamiste avec le croyant, le croyant avec le terroriste». Mais impossible de ne pas parler de Daech qui est – on le voit très bien – pour lui «une suite, d’un type nouveau, de ce qui avait émergé avec Al-Qaïda, c’est-à-dire une tendance, qui s’est développée, très radicale, très antioccidentale, antichrétienne, antijuive. Cette tendance a pris une nouvelle forme, territoriale». «Pourquoi ?», pose-t-il lui-même la question pour y répondre immédiatement : «Parce que l’intervention américaine en Irak a eu des résultats désastreux». Il estime que «si on veut vraiment lutter contre Daech qui est, dans un monde barbare, ce qu’il y a de plus barbare, il faut que les moins barbares s’unissent contre le plus barbare !» Il avertit que «s’il n’y a pas une prise de conscience et une réforme de la pensée politique, nous courons vers la catastrophe». Pourquoi ? C’est lui, encore, qui pose la question pour livrer son explication : «Parce qu’on continue, en Afghanistan, au Moyen-Orient, ou ailleurs, les mêmes erreurs que les Américains». Il appelle à résister à la barbarie et pas seulement «celle que nous connaissons depuis les débuts de l’histoire, qui se traduit par la haine, par le mépris, par la cruauté, par le meurtre, par la torture. Cette barbarie n’est pas chassée. Elle revient. On torture à nouveau». Il voit une autre barbarie, «qu’a créée notre civilisation, qui est la domination du calcul, du profit». Il tire à boulets rouges sur la spéculation : «Non seulement l’économie mondiale n’est pas régulée, mais elle est sous la domination d’une oligarchie financière qui, elle-même, fait de la spéculation, pour le profit. C’est-à-dire qu’au moment où il y a une récolte importante, on garde les graines et on attend qu’elles deviennent rares, pour les vendre plus cher. Il y a de la spéculation». C’est donc contre ces deux barbaries qu’il faut résister. La résistance est dans les habitudes d’Edgar Morin. Il rappelle qu’il a résisté à la Guerre d’Algérie et créé un comité d’intellectuels contre cette guerre. A ce propos, il est intéressant de noter ce qu’Edgar Morin a retenu de notre de lutte armée pour l’indépendance : «Nous avons vécu l’époque de la Guerre d’Algérie. Commencée en 1954, elle aurait dû se terminer en 1956, sous le gouvernement du Front républicain, celui de Guy Mollet et de Pierre Mendès-France. Comme les Français avaient été incapables de négocier à ce moment-là, la guerre a pourri. Qu’est-ce que c’est une guerre qui pourrit ? C’est quand elle développe le pire dans chacun des ennemis. La France a risqué une dictature militaire que seul le génie d’un De Gaulle nous a évitée. Mais l’Algérie n’a pas évité la dictature». Les lecteurs du Magazine de l’Afriqueseront sans doute intéressés par la démarche intellectuelle d’Edgar Morin. Son point de départ est «la transformation». C’est, dit-il, l’«évolution historique» qui compte le plus. Il est très sensible aux «événements à «caractère inattendu». Il recommande de réviser la façon de penser, d’y introduire quelque chose de nouveau et, au besoin, «d’abandonner une façon de voir, pour une nouvelle façon de voir». Car notre esprit n’est pas préparé aux événements inattendus. Enfin, prendre garde au jugement unilatéral : «J’estime que tout ce qui est unilatéral n’est pas seulement insuffisant, mais faux ! Tout ce qui est proche de la vérité, c’est ce qui montre les différents aspects d’un même phénomène».
Houari Achouri

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