Une contribution du Dr Kennouche – La guerre de désinformation dans l’Algérie de Bouteflika

Depuis que le président de la République a séjourné au Val-de-Grâce, au moins, l’information politique est devenue une denrée rare en Algérie au profit d’une véritable guerre de désinformation jouant plus sur les susceptibilités des uns et des autres que sur un besoin vital de communiquer avec le bon peuple. Dans un système politique sain de séparation des pouvoirs, il en eût été autrement. Mais de grandes affaires de corruption menaçant l’entourage même du Président ont finalement eu raison des dernières tentatives de mettre en place un système médiatique qui établisse un lien efficace de gouvernance entre les pouvoirs publics et la société algérienne. Le pouvoir politique algérien a pratiqué le principe d’allégeance dans tous ses états, croyant occulter de la sorte la faiblesse institutionnelle d’une gouvernance faite d’arrangement plus que de légitimité politique. Encore une fois, la raison a fait défaut en Algérie en permettant à un président déjà malade, et n’appartenant plus à cette époque de briguer plusieurs mandats en dehors de tout principe rationnel. Toute la classe politique s’est retrouvée prise en otage par un pouvoir qui n’a jamais accepté de renforcer les institutions républicaines, et surtout l’émergence d’une opposition saine et démocratique. L’autocratisme de Bouteflika a complètement laminé la classe politique algérienne en utilisant tous les leviers financiers possibles et imaginables. Au lieu d’un vaste débat institutionnel au sein d’un espace public, critique, rationnel, concernant les grandes questions du moment, le système Bouteflika a créé un mode de gouvernance où la délation, l’insulte, la diffamation ont tenu lieu d’argument dans ce qu’on pourrait appeler le dépotoir de l’information. Ainsi, le glissement vers les atteintes à la personne est récurrent dans l’Algérie de Bouteflika. Il émane de la personnalité maladivement mégalomane d’un homme au pouvoir menacé par de grandes affaires de corruption et qui pour se défendre ne peut que chercher des poux dans la tête de ses ennemis. Toute la presse algérienne se trouve désormais piégée à ce jeu malsain de qui vole qui, qui possède quoi… alors que le peuple, lui, aurait voulu entendre qui produit quoi, qui exporte quoi….
L’absence d’un espace public de l’information
Fort de tous ses mandats, il incombait au président de la République de mettre en place un système d’information qui promeuve le débat démocratique au sens habermasien, délibératif et inclusif. Il n’était pas, hélas !, dans la culture informationnelle du Président de comprendre tout l’intérêt, en termes de rendement politique et économique, d’une telle démarche où l’inclusion communicante et l’appréciation des opinions les plus divergentes de la conduite des affaires de la cité sont nécessaires à l’élaboration d’une solution aboutie. Pour que le débat politique soit efficace, seule une véritable société de l’information doit émerger comme un contre-pouvoir de l’espace public. Or, ceci requiert toute la panoplie de la diffusion de l’information incarnée par une presse sérieuse, une presse spécialisée, une autre populaire, une autre généraliste, enfin une presse satirique, ironique qui tournerait en dérision, à juste titre d’ailleurs, le genre humain, et plus spécialement algérien, depuis le simple quidam jusqu’au Président. Or, en Algérie, l’information est toujours perçue comme l’objet d’un contrôle strict, plutôt que comme celui d’une recherche incessante et l’acquisition d’un savoir à vocation pédagogique selon un principe de publicité (d’öffentichkeït : d’ouverture au public selon le terme du philosophe allemand Habermas). Loin d’avoir épuisé tous les ressorts de
l’information qui est toujours un objet à venir, quelque chose d’évanescent et en construction, les Algériens prétendent la plupart du temps savoir tout sur la base d’une anticipation émotionnelle plus que sur le temps d’une réflexion, et surtout ils savent des choses que les autres ignorent. Le secret est cultivé dans son paroxysme le plus absurde, bien plus pour heurter, atteindre, déstabiliser que pour construire en délibérant. En Algérie, sous Bouteflika, il n’existe toujours pas de presse sérieuse qui débatte de façon absolument dépassionnée les grandes questions du moment comme l’incurie de l’agriculture, la fuite des cerveaux, la faiblesse de la maîtrise des hautes technologies. Les grands organes de presse ne font que ressasser de pseudo-informations sans analyse de fond, sans décorticage des tenants et des aboutissements de telle ou telle décision. Il est aussi déplorable d’entendre des politologues algériens user de la langue de bois à n’en plus finir. Lors de la mise à la retraite du général Toufik, aucun des grands spécialistes consultés n’a osé commenter ce fait au-delà du politiquement correct. Ces professeurs nous ont fait savoir qu’ils ne savaient pas grand-chose, mais toujours pour se donner de l’importance, ou pire qu’ils excellaient dans l’art de ne pas communiquer avec le peuple, discrétion érigée en valeur absolue, qui provoque l’admiration d’un peuple habitué à vouer un culte au secret, même le plus stupide. De l’autre côté de la Méditerranée, les analyses pleuvent avec pertinence, loin du feu de l’action tandis qu’en Algérie on se gargarise de pratiquer le secret absurde pour des actes pourtant largement transparents. On trompe le peuple en voulant lui faire croire que vivre dans le secret des dieux est une forme d’exercice du pouvoir tout à fait saine en mêlant indûment la sphère purement stratégique à celle du politique. Car cet amalgame justifié par un besoin de protection de l’Algérie souveraine au plan militaire fait l’effet inverse d’une exposition excessive des secteurs stratégiques du pays : désormais, les noms des grands généraux algériens circulent dans la presse de comptoir comme si on avait affaire à des stars du ballon rond. Alors qu’en Occident, on aurait grande peine à décliner l’identité des grands responsables militaires et du renseignement, en Algérie, ceux-ci se voient traînés sur la place du marché du fait d’un pouvoir politique irresponsable, immature, incompétent. Dans quelque temps, à cette allure, on pourra même demander des autographes à ces virtuoses de la sécurité. Le cloisonnement sécuritaire qui avait fait ses preuves lors de la guerre de Libération est devenu en quelques mandats l’objet d’un décloisonnement tous azimuts, du fait de la mégalomanie d’un Président habitué à se voir comme l’incarnation de toutes les fonctions ministérielles et institutionnelles de la République. On suscite l’admiration en cultivant le secret, mais toujours d’une façon qui le rende plus accessible en jetant dans l’arène médiatique les acteurs qui ailleurs auraient été préservés. Bouteflika a réussi à provoquer un certain nombre de généraux malgré eux, en les invitant à parader dans le grand cirque qu’est devenue l’Algérie. Loin d’avoir démontré toutes leurs compétences dans leurs sphères respectives, les élites politiques algériennes ont trouvé bon de redorer leur blason en se donnant de l’importance à travers l’image du DRS et de la fameuse Sécurité militaire. On se refait une santé et une image sur le dos des personnels de sécurité, comme pour dire à l’opinion publique algérienne, attention, je sais des choses… Alors que ces choses sont des secrets de polichinelle ou des racontars qui ne changeront rien à la situation de l’Algérie profonde et économique. Mais il existe au moins deux raisons de fond qui ont fait du DRS la vague politique sur laquelle il est désormais bon de surfer.
L’interdiction d’un droit de savoir acceptable
Premièrement, l’Algérie souffre encore de l’inexistence d’un pouvoir judiciaire qui soit respecté de la nation. Bouteflika a accentué sa mainmise sur ce pilier du pouvoir en verrouillant le fonctionnement des organes judiciaires jusqu’à la Cour suprême. Ainsi, les Algériens ne voient pas dans leur réalité quotidienne un semblant de justice concernant toutes les affaires de corruption : le vol de nature criminelle n’est presque pas punissable. Au lieu d’une justice insérée dans une société de l’information où le droit de savoir aurait comme corollaire une confiance absolue dans la justice du pays par le principe de la présomption d’innocence, la justice en Algérie ne suit jamais son cours, sauf celui du prince qui s’ingère, en l’occurrence Bouteflika. Comme les jugements sont subvertis à l’appréciation du prince, l’information judiciaire et l’exercice libre de la justice sont pervertis : il ne reste plus à l’Algérien de se faire une idée de l’éthique politique que par le biais des rumeurs et des contre-vérités que le pouvoir distille par canaux interposés pour imposer une décision finale incontestable. Normalement, on prévoit dans tout système politique sain une indépendance de la justice de sorte que son exercice soit un contre-pouvoir à la fonction exécutive. Ceci est renforcé par un droit à l’information du citoyen usant de sa raison qui justement empêche toute dérive médiatique visant à incriminer avant la fin d’une instruction judiciaire, ou à émettre des vues partiales sur le fond d’une affaire. C’est la société de l’information, objective, rationnelle, éthique qui aide à l’exercice de la justice. Et elle manque cruellement dans notre Algérie de la rumeur infantile, stupide, insipide. Il manque ce soubassement de la critique responsable qui arbitre entre les pouvoirs d’une façon à prévenir toute forme de confusion institutionnelle autoritaire. L’opinion publique algérienne n’existe pas en tant qu’organe de contre-pouvoir, comme l’exercice d’une conscience collective et rationnelle, qui puisse arbitrer entre le jeu politique partisan et l’exercice du pouvoir institutionnel. Comme on s’est évertué à créer un vide sidéral dans la classe politique, on a également pris soin de désinformer la masse, l’habituant à ne pas réfléchir sur le fond, mais à créer une atmosphère délétère de colportage d’informations sensationnelles à l’émotivité éprouvée. Ce marivaudage de l’information tient en haleine tout un peuple rendu irresponsable et mineur à vie. Surtout, il l’empêche d’exercer sa propre raison et de se faire une idée de la compétence de ses élites. Comme la justice est muselée, il ne reste plus aucun espace de délibération communicante qui fasse de la raison l’instrument principal de l’évaluation des actes politiques : l’émotion, la sensation ont pris lieu et place de la société de l’information dont l’une des plus fâcheuses conséquences fut l’implication des services secrets dans cette vaste polyphonie assourdissante où le mensonge éhonté le dispute à la pudeur violée. En cultivant le secret par la sensation, en évitant l’irruption de l’information réfléchie, on a finalement attiré vers la Cour des miracles algérienne ceux qui ne devaient jamais s’y trouver : les grands responsables du DRS. En se parant des habits du DRS pour impressionner le peuple, la politique bouteflikienne au sens large a finalement obtenu le contraire de ce que la loi du secret tant vénérée en Algérie exigeait : on a déshabillé le DRS. Au lieu de faire émerger une société de l’information articulée sur un système d’information performant en autorisant l’émergence d’une presse sérieuse, nous avons créé un espace médiatique virtuel que les Algériens perçoivent plus comme un piège qu’un moyen de délibération effectif. Au lieu d’une presse critique qui jauge l’opinion publique sur des affaires politiques et économiques, et qui donne à tout un chacun un droit de réponse et de savoir, nous avons créé un véritable souk de l’information où tout se trouve à tous les prix, de la khordade l’information, selon son humeur et sa capacité à s’en émerveiller. Mais ce piège s’est refermé sur les illusionnistes du pouvoir : de rumeur en rumeur, et de démenti en démenti, le pouvoir s’est retrouvé un jour nez à nez avec le DRS. Nous ne commenterons pas les éventuels marchandages à venir qui se feront sur le dos de la société de l’information, et de l’Etat de droit, du type Chakib Khelil contre le général Hassan et en prime le général Benhadid (avec tout le respect que l’on doit à ces derniers), les Algériens ne sont que trop habitués à ce genre d’arrangement permissif. On peut toutefois tirer quelques conclusions provisoires sur les rapports entre l’information et l’Etat de droit, d’une part, et l’information démocratisée contre le domaine purement stratégique, d’autre part.
La désinformation contre l’Etat
La désinformation à l’algérienne n’est pas uniquement une entreprise délibérée d’occulter la vérité sur des questions de politique importantes. C’est le fruit d’une absence de contre¬pouvoir de l’information adossé à un exercice libre et indépendant de la justice. Le système Bouteflika a remplacé le droit par la rumeur, l’information par le mensonge calculé ou l’infamie. En privant le peuple d’un droit naturel à l’information, inscrit dans le patrimoine génétique et culturel de l’humanité, le régime algérien a favorisé le culte de l’imagination déformante nourrie de la terreur politique. Il est vrai qu’il est ancré au plus profond de la psyché humaine cette dimension terrifiante de l’imagination qui remplace facilement tout exercice de la raison. Descartes et consorts en savent quelque chose. Giambattista Vico ne prévenait-il pas qu’avant d’être un animal politique, l’homme était constitué dans sa chair de toute la terreur que la nature divinisée lui inspirait ? En Algérie, le paysage médiatique ressemble à cette vaste forêt sauvage où le moindre bruit, le moindre sifflement sont érigés en manifestation de Jupiter. Et la raison éclairante est finalement écrasée sous le poids des émotions craintives et des faux pouvoirs. On déforme pour ne pas informer et laisser ainsi tout un peuple dans l’âge de l’enfance, plutôt de l’enfantillage. Mais cet univers puéril devient dangereux lorsqu’il en va de la survie de l’Etat. En confondant la sphère du droit et du politique, de grandes affaires de corruption de nature économique, qui pouvaient recevoir un traitement pénal, sont devenues purement politiques, portant le danger là où il ne fallait pas, dans la continuité de l’Etat. Pis encore, la société de désinformation de Bouteflika a rogné sur des prérogatives purement sécuritaires en attirant malgré elles dans l’arène des personnalités indispensables à l’existence même de la nation algérienne. Il n’est pire danger que la rumeur infondée, celle qui n’a même pas un commencement de preuve et qui ronge déjà les fondements d’une institution pourtant immune. La rumeur a ceci d’extraordinairement dangereux qu’elle tient lieu de vérité en attendant l’avènement de la vérité pure, mais une fois installée, elle ne s’éteint pour ainsi dire jamais. Juxtaposée à la vérité, elle fournit le marché des informations plus ou moins creuses et avérées que constitue le souk de la désinformation algérienne, là où les Algériens peuvent désormais se procurer une nouvelle Constitution,qui fera augmenter le prix du baril de pétrole bien entendu.
Dr Arab Kennouche
 

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