Une contribution du Dr Arab Kennouche – Lecture politique d’une Constitution venue d’ailleurs

La révision constitutionnelle touche à peine à sa fin que déjà elle suscite de nombreuses interrogations : les unes concernent son déficit démocratique quant à la procédure, les autres à la violation du principe de légalité même en excluant les binationaux de la fonction suprême, d’autres encore à des arrangements qui jettent un doute sur l’officialisation de tamazight. Nous laisserons à de plus grands experts le pouvoir de discuter d’un point de vue juridique ces nouvelles dispositions. Ce qui est intéressant dans ce nouvel échafaudage, ce sont encore les intentions des auteurs d’ordre psychologique plus que la perception plane d’un texte qui ne laisse guère entrevoir ses rugosités politiques. Un rappel de quelques faits antérieurs ne manquera pas de nous laisser pantois devant ce spectacle ahurissant de néocolonialisme constitutionnel. Le problème se pose ainsi : comment un président qui a refusé ostensiblement toute constitutionnalisation de la langue berbère avec la plus grande rigueur s’autorise soudainement à changer de cap ? Idem, comment Bouteflika se met-il à lâcher du lest en limitant les mandats à deux ? Une seule réponse à ces questions : la perpétuation du bouteflikisme par son frère Saïd ou un autre pour les 5e et 6e mandats, sous les auspices de la France.
Archéologie d’une transition inachevée
Il faut se souvenir que la France suit de près l’évolution du débat constitutionnel en Algérie depuis la disparition du parti unique au pouvoir. Déjà, à l’époque, elle avait obtenu ce fameux croc-en-jambe en forçant la main des gens du pouvoir sous Chadli pour qu’un parti fanatique reçoive son agrément en violation flagrante de la Constitution de l’époque : les conséquences, on les connaît. L’Algérie est tombée, mais s’est relevée durement. Il y a quelques mois, le 10 décembre 2015, Jean-Louis Debré, président de la Cour constitutionnelle de son pays, le Conseil, s’est rendu à Alger pour des pourparlers avec Bouteflika et Medelci. Le communiqué officiel fait état d’un travail de collaboration : entendre par là la France, par son expérience historique, conseille la partie algérienne dans l’élaboration ou la révision de la Constitution en vigueur. Un Etat qui refuse de reconnaître ses crimes coloniaux est donc devenu le principal architecte de l’organisation des pouvoirs en Algérie en violation même du principe de souveraineté nationale. Ce qu’on présente comme une collaboration sur des questions de droit constitutionnel entre les parties française et algérienne n’est pas moins qu’un droit de regard approfondi sur une pratique constitutionnelle en Algérie qui prenne en compte les intérêts stratégiques de la France. Ne croyez pas un instant que les Medelci et Bouteflika puissent apporter leur pierre à l’édifice du droit français comme le soulignent l’usage diplomatique et le communiqué final. Ce qui est encore plus flagrant, c’est la facilité douteuse avec laquelle les publicistes et les membres actifs du Conseil constitutionnel français se sont accommodés du pouvoir autocratique, antidémocratique de Bouteflika, en sus des présidents Chirac, Sarkozy et Hollande qui ne se sont pas embarrassés de principes légalistes (la déclaration de Jean-Louis Debré fait référence au «triomphe de l’Etat de droit») pour porter au pouvoir ce cher Bouteflika. Le rôle de la France dans cette affaire des articles de la honte est donc prépondérant. Mais il faut aussi faire un retour sur l’état d’esprit de notre président.
Comment Bouteflika perçoit-il son Algérie ?
C’est le nœud gordien du problème qui a vu cette révision constitutionnelle. Pour Bouteflika, il est lui-même le sauveur de l’Algérie et donc tous les Algériens lui doivent reconnaissance de les avoir sauvés de la guerre civile. Bouteflika ne supporte pas la critique, même fondée. Sa personnalité égocentrique ne lui permet pas de concevoir un adversaire ou bien une personnalité politique quelconque qui serait, toute proportion gardée, mieux dotée que lui en intelligence, culture… Bouteflika recherche avant tout la reconnaissance, souvent obtenue par un peuple qu’on endort de promesses. Quitte à créer des problèmes qui lui permettront d’exprimer son zaïmisme (besoin de se voir en héros), Bouteflika doit résonner sur les lèvres de chaque Algérien. Et le peuple est tombé dans le piège : des centaines de morts à Ghardaïa pendant des années et le retour au calme se transforment en victoire de Bouteflika dans la presse officielle même. Ainsi, la disposition d’esprit de Bouteflika peut s’exprimer dans un monologue intérieur du type : «Si la paix est revenue, c’est grâce à moi, j’ai mis fin aux pénuries, vous vivez mieux avec moi, mais vous êtes encore ingrats, vous voulez retourner à l’état antérieur ? Allez-y !» Bouteflika sait pertinemment qu’il n’a que deux cordes, certes assez grosses, à son arc : la paix retrouvée et l’augmentation du niveau de vie. Il est conscient toutefois que ceci est conjoncturel et non structurel. Il faut reconnaître que Bouteflika sent bien les aspirations du peuple et sait couper l’herbe sous les pieds de ses adversaires. Il a senti que le 4e mandat n’est pas bien passé et qu’il fallait donc faire preuve de démocratisme. Il a aussi senti que le vieux socle berbère refait surface bien au-delà des frontières régionales de la Kabylie. Il fallait donc faire marche arrière, mais toujours au profit d’un avantage politique. Lequel ? Poursuivre un 5e mandat, voire plus. Comme Bouteflika sait compter et ne donne rien sans rien, ces reculades souvent perçues comme des reniements ne sont que des concessions dont les avantages surpassent largement les inconvénients : «Je vous ai tout donné, la paix, une vie meilleure et maintenant la vraie démocratie et la langue amazighe officielle de l’Etat, que voulez-vous de plus, j’ai répondu à toutes vos demandes, que voulez-vous de plus que ça ?» Dans cet appel de l’impuissance et de la puissance, on sent poindre une exhortation à la reconnaissance de ses œuvres qui a un prix : une succession politique en bonne et due forme. Bouteflika ne donne rien sans rien : Saïd sera le futur président. Sous quels motifs ? «Vous n’avez plus rien à craindre, mon frère ne fera qu’un ou deux mandats, et après ce sera votre tour, puisque nous sommes désormais régis par l’alternance et puis tous les conflits culturels sont aplanis : laissez-le travailler.» Mais derrière ces jérémiades se cache également un verrouillage hautement dangereux pour le devenir de la nation : l’article 51.
La touche française ou l’art du croc-en-jambe
La venue du président français du Conseil constitutionnel n’est pas anodine. Elle transparaît dans la fébrilité des règles constitutionnelles quant à l’officialisation du berbère, encore non protégée, et à la mainmise exorbitante de la fonction présidentielle sur l’administration de cette langue. Cette langue ne sera donc pas encore pleinement protégée contre le jeu politique d’essence idéologique. Le Président s’est créé un levier politique en s’arrogeant le droit exclusif à l’administration de cette langue censée recouvrir l’identité profonde de tous les Algériens. Plus grave, une partie conséquente d’Algériens ayant acquis une nationalité étrangère se trouve ostracisée des sphères importantes du pouvoir politique et administratif sans exagérer la portée des articles 51 et 73. Il ne s’agit pas uniquement des quelques enfants d’immigrés qui par amour éperdu et fascination de la terre natale de leurs parents auraient l’audace de briguer un mandat présidentiel, chose assez extravagante il faut en convenir, mais de ces millions d’Algériens nés en Algérie, et ayant vécu leurs années universitaires dans ce pays. Partis à 25, 30 ans, beaucoup d’entre eux ont parfait leur formation universitaire à l’étranger et, par commodité, ont acquis une deuxième nationalité. Bouteflika et sans doute Jean-Louis Debré ne veulent pas de leur retour et on peut le comprendre. Nous ne parlons pas ici des quelques enfants d’immigrés qui, naïvement disposés à bien faire, mettraient la main à la pâte de la maison Algérie, mais de cette manne de millions d’Algériens hautement qualifiés, nés, formés en Algérie et à l’étranger sans qui le pays ne pourra jamais, au grand jamais, s’en sortir si on ne leur déroule pas le tapis rouge à leur retour. En hypothéquant le retour des scientifiques algériens, on fera tomber la maison Algérie. Or, c’est à ce prix que la France cautionnerait la poursuite du bouteflikisme. Ainsi, les avancées constitutionnelles de Bouteflika ne représentent de fait qu’une série d’embûches savamment distillées dans le dispositif constitutionnel de l’Algérie pour empêcher le développement économique de la nation. Ce sont les élites algériennes de l’étranger qui sont visées en tout premier lieu, de sorte à perpétuer un système politique mettant en phase une Présidence aux pouvoirs discrétionnaires avec des classes populaires impuissantes et résignées aux discours populistes de leurs dirigeants. En refusant par un dispositif constitutionnel particulier l’émergence d’un pouvoir technocrate tant public que privé, on se prémunit contre la création d’une bourgeoisie éclairée qui ferait grand bien dans l’Algérie d’aujourd’hui. On peut aisément subodorer que la France trouve intérêt à constitutionnaliser la fuite des cerveaux en partenariat avec les autres puissances industrielles, dont le Canada qui semble avoir été tout désigné pour aspirer l’Algérie d’une substance vitale pour sa survie : le savoir de ses enfants. Si donc Bouteflika consent à autant de sacrifices, c’est au prix de la continuation du sous-développement économique de l’Algérie : les reniements de Bouteflika n’en sont pas, bien au contraire. Avec cette révision, le zaïmse retrouve seul à seul avec le bon vieux peuple, à qui il peut désormais vendre sa berbérité et sa mansuétude démocratique en contrepartie de l’intronisation de Saïd.
Dr Arab Kennouche

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