Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (I)
Par Abdelaziz Boucherit – Quelle était cette étincelle qui alluma le feu dans le cerveau d’un jeune enfant ? Où, soudain, un jour, il reçut la vérité, entre les deux yeux, d’une révélation : la libération de son peuple ? Quand et comment ce garçon, qui venait juste de sortir de l’adolescence, s’était-il mis de telles idées en tête ? Quelle était cette faculté de discernement fleurie d’une sensibilité encore innocente le poussa subitement à croire raisonnablement à un idéal d’indépendance, lointain et hors de portée, avec une conscience politique naissante et déjà radicale ? Quels étaient les événements, les incidents qui marquèrent cet esprit encore frais, sans insouciance et qui ne demandait qu’à jouir de l’effervescence d’une vie pleine de jeunesse ? Quel était le premier élan déclencheur qui le poussa vers une adhésion aux idées nationalistes ? Et quelle était la raison de cette solide croyance qui l’animait et qui le décida très tôt, que l’ultime moyen de l’emporter sur le colonialisme était la lutte armée ? Une histoire familiale douloureuse causée par l’injustice coloniale ? Un destin injustement interrompu ? Le statut miséreux de son peuple face à l’opulence ostentatoire des Européens ? Personne n’a la moindre idée. Bien que nous ayons beaucoup cherché, le mystère de l’engagement précoce de Didouche Mourad reste entier. Mais, sans prétendre apporter une réponse toute faite, nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’un homme ne peut être enflammé par une idée fixe qui conditionna toute sa vie que si un événement l’a ébranlé. Son génie en devenir, illustré par une grande faculté d’analyse et une puissante intuition, ne pouvait passer à côté des blessures béantes indélébiles et des souffrances profondes vécues en silence par son peuple. Sa fréquentation, dès son jeune âge, des Scouts musulmans algériens (SMA), véritable école de nationalisme, avait certainement participé à un tel éveil politique. Les premières douleurs de l’esprit d’un enfant germèrent, se développèrent et marquèrent pour la vie le futur de l’homme. Sa souffrance de l’âme et sa vengeance, sans savoir complètement contre qui, le pressèrent d’adhérer à l’âge de 16 ans au PPA (Parti du peuple algérien).
Nous voulons essayer de suivre les détours empruntés par la pensée de Didouche Mourad et la ramener à son engagement précoce afin de mieux cerner sa personnalité. Nous sommes partis sur sa trace, depuis quelques moments, car il nous a semblé découvrir en lui, au fur et à mesure de nos recherches et de nos lectures, une pépite rare. Un modèle d’abnégation hors du commun sur lequel notre jeunesse algérienne devrait prendre le relais pour achever l’œuvre de Didouche Mourad, jusqu’ici déviée de ses véritables objectifs à des fins mercantiles. La tolérance confessionnelle, la liberté de conscience politique et philosophique, la construction d’un pays moderne et performant dont on exprimera le bonheur d’y vivre. La vie de Didouche Mourad relativement courte et pourtant féconde en termes d’idées nouvelles, modernes et progressistes. C’était l’architecte, le concepteur incontesté, l’animateur infatigable, le visionnaire et le père de l’insurrection, le chef de la révolution1, l’homme par qui l’éclosion du FLN/ALN était possible. Didouche Mourad, contrairement aux autres chefs historiques, était un pur révolutionnaire. Il avait compris avant tout le monde que le système politique des partis, basé sur les querelles intestines stériles entre messalistes et centralistes, n’aboutissait à rien et qu’il fallait se résoudre à créer de nouvelles structures saines (création du CRUA et puis du FLN/ALN) pour engager la lutte armée, seule alternative pour libérer le pays des mains d’une domination coloniale têtue et bornée qui campait sur des schémas habituels de mépris, de racisme et de l’exploitation de notre terre spoliée. L’identité de l’Algérien a été effacée, démantelée et écrabouillée, jusqu’à la réduire au simple terme péjoratif d’indigène, sous-entendu le sauvage, incapable de réfléchir, en somme, une bête. Didouche avait toujours exprimé sa confiance au soulèvement du peuple le moment venu. Mais alors, comment empêcher un peuple de se révolter, quand on pense à tout ce qu’on faisait pour extirper son âme, à ses monstres qui brisaient son humanité et qui voulaient le ravaler au rang de bête.
Les tragiques évènements du 8 mai 1945, auxquels il participa activement aux manifestations, renforcèrent encore plus la conviction de Didouche d’une façon définitive d’opter pour la seule voie qui restait possible et exploitable à ses yeux : la violence par la lutte armée. Comme étant le seul puissant remède d’espoir en vue de mener le pays vers la liberté totale.
A 18 ans, il s’inquiéta déjà des pertes de repères de notre société. Et plus tard, il tenta de positionner la révolution sur les valeurs qui s’inspiraient des modèles culturels chers à nos pères et aïeux. Ressusciter les vertus de chez nous et suivre leurs exemplarités pour redorer le blason de notre riche culture en Algérie. Il reprit à son compte et remit au goût du jour la formule chère à Ferhat Abbas : l’Algérie algérienne. Par opposition à Messali Hadj et, quelque part, à Ben Bella, qui prêchaient l’Algérie arabo-islamique comme programme de leurs engagements. Même si ce dernier avait réussi à lisser sa position, le pouvoir aidant, il resta sur la ligne d’une lutte à la gloire du monde arabe jusqu’à la fin de sa vie. Contrairement à Didouche Mourad qui luttait pour la révolution d’une Algérie pour les Algériens d’abord.
Faute de documents disponibles sur l’œuvre et l’engagement véritable de Didouche, ce personnage de premier plan, où sa vie avait été volontairement ignorée par les hommes de second plan qui ont accaparé, par l’imposture, le pouvoir et endossé avec cynisme tous les mérites relatifs à la légitimité révolutionnaire. Toutes les lumières étaient braquées sur leurs seules petites personnes. En dehors de quelques petites notices et de petits écrits sur des anecdotes d’un style insipide et sans couleur, nous restons désemparés face à la hargne des hommes de vouloir bannir l’image du rôle historique d’un jeune homme brillant qui avait mis sa vie au service de la liberté du peuple algérien. Un châtiment pire que la mort : l’oubli.
Mort jeune en martyr n’était pas assez pour les opportunistes, il faut supprimer toute trace, effacer toute mention de ses actes, toutes les contributions, toutes les valeurs de liberté, de fondement et de l’organisation de la guerre d’indépendance. Avec un vague pincement de regret, nous constatons que de ce grand homme, il ne reste que le souvenir d’un nom associé à une grande avenue d’Alger et le nom d’une petite ville au Nord-Constantinois. Peu se souviennent de sa gloire et d’avoir été un authentique révolutionnaire, un défenseur acharné de la liberté. Celui qui avait forcé le destin sans moyens, sans hommes, sans armes, avec sa seule volonté, inébranlable et inégalée, d’allumer la mèche de l’insurrection du 1er novembre 1954. Que Didouche Mourad se rassure là où il se trouve, son appel ne restera pas vain : «Et si nous venons à mourir, défendez nos mémoires.» J’espère que cet article est un préambule préparatoire de notre part pour écrire une œuvre biographique complète du personnage. Il nous reste à faire des investigations et recueillir des témoignages sur le terrain pour accumuler encore plus des informations exhaustives sur lui, sur sa famille et son action.
A. B.
(Suivra)
1 Zoubir Bouadjadj, ami très proche de Didouche (Yve Courrière, Les fils de la Toussaint)
Comment (5)