Didouche Mourad : le fin stratège et l’ange gardien de la Révolution (VI)

5 juillet
La liesse du 5-Juillet n'a d'égale que les souffrances endurées par tout un peuple durant 132 ans. D. R.

Par Abdelaziz Boucherit – Sur sa seule initiative, Didouche Mourad demanda à Zoubir Bouadjadj d’organiser une réunion de contact entre Krim Belkacem et son adjoint Ouamrane dit le Sergent. Elle se déroula dans une villa à Hydra. Didouche est entraîné par son désir de garder pour ceux qu’il considérait comme les fondateurs du CRUA l’initiative complète des opérations. Lors de cette réunion, il bluffa Krim et son adjoint en dressant un tableau exagéré des forces du nouveau mouvement en termes d’armes et de moyens.

Le maquis de la Kabylie n’avait que des hommes, mais pas d’armes. Il leur faisait explicitement comprendre que les troupes kabyles ne valaient rien sans le soutien du CRUA. Krim venait enfin de connaître Didouche, sur qui on lui avait fait tant d’éloges. Il sortit néanmoins abasourdi de cette réunion. Sur le moment, il attribua l’ardeur du mépris de la Kabylie exprimé par Didouche aux sentiments de l’éternel conflit «arabo-kabyle».

Didouche Mourad était au-dessus des considérations ethniques. Son but était politique. Il souhaitait, d’une part, faire de l’Algérois et de la Kabylie, chères à son cœur, une seule zone et prendre sa direction, en prenant Krim comme adjoint. Et d’autre part, il soupçonnait Krim d’être encore fidèlement lié à Messali Hadj, donc pas sûr à ses yeux pour diriger la Kabylie.

Il faut admettre que, politiquement, Didouche n’avait pas tort et que Krim avait raison de défendre l’expérience de sept ans de maquis de ses hommes. Cependant, sans rejeter la pierre à Krim, il restait au moment des faits un fidèle adorateur de Messali Hadj. Cet incident avait créé un malaise chez les autres dirigeants, en l’occurrence Ben Boulaïd et Ben M’hidi. Boudiaf resta silencieux, car il partageait en secret les positions et les vœux de Didouche de diriger la Kabylie. Didouche voulait des hommes sûrs, dévoués uniquement aux engagements du CRUA et détachés des autres organisations.

Finalement, les cinq dirigeants décidèrent de se partager les rôles et les zones : Ben M’hidi s’occupa donc de la Zone 4 (la région d’Oran), Ben Boulaïd de la Zone 1 (la région des Aurès), Bitat de la Zone 2 (la région du Nord-Constantinois et de la petite Kabylie) et enfin Didouche de la Zone 3 (l’Algérois et la grande Kabylie). Boudiaf prit le rôle de coordinateur entre les zones et les relations extérieures.

Avec l’assentiment de la direction collégiale, Ben Boulaïd prit contact avec Krim et Ouamrane et organisa une rencontre dans un petit café isolé d’Alger. Krim et Ben Boulaïd firent connaissance. Ben Boulaïd leur fit une bonne impression et sa réputation dans les Aurès n’était plus à faire. Les trois hommes se séparèrent finalement en parfait accord, sans évoquer à aucun moment l’incident provoqué par Didouche Mourad. Krim accepta de rejoindre le CRUA avec une conviction profonde et l’engagement de la totalité de ses troupes au service de la cause d’une action directe pour l’indépendance du pays. Mais, comme un renard, son intuition d’homme rompu à la guérilla et au maquis ne le trompa pas. Car Ben Boulaïd n’avait pas apporté toutes les réponses aux questions de Krim Belkacem.

Ben Boulaïd rassura comme il pouvait Krim et Ouamrane que toutes les questions seront élucidées lors de la prochaine réunion de la direction collégiale à laquelle ils étaient, d’ailleurs, invités. Mais, les rusés de la montagne découvrirent d’une manière implicite, à travers les pourparlers avec Ben Boulaïd, le profil apparent du puissant rôle de tête pensante de Didouche et de Boudiaf dans cette troisième voie. En somme, les patrons du CRUA.

Vu l’échec du premier contact avec Didouche, ils restèrent vigilants. Ceci n’avait pas empêché, plus tard, Krim et Ouamrane de tracer un tableau flatteur et élogieux des qualités de Didouche à Abane Ramdane. Et arrivèrent à tisser mutuellement une grande estime et un énorme respect les uns envers les autres.

Une réunion fut organisée au mois de juin 1954 dans une cordonnerie d’Alger, à la Casbah. Cette fois-ci Krim et Ouamrane faisaient partie des participants. Après que chacun ait pris la parole pour donner son point de vue sur le contexte politique, ils conclurent de ne plus compter sur la participation des messalistes et des centralistes, qu’il fallait désormais compter que sur eux-mêmes. Quand ils passèrent au partage de l’Algérie en zones, Boudiaf et Ben Boulaïd expliquèrent qu’ils étaient plutôt favorables à la solution au demeurant logique d’un partage en zones régionales : Zone du Nord-Constantinois, Zone des Aurès, Zone de l’Oranie et Zone de l’Algérois. Krim et Ouamrane se regardèrent.

Krim, étonné de l’oubli de la zone de Kabylie, interpella Boudiaf. Ce dernier, mal à l’aise, expliqua avec une petite voix manquant d’assurance, sans convaincre les autres participants, en dehors de Didouche, que la grande Kabylie toute proche de l’Algérois revenait à cette zone et que Didouche, qui semblait tout désigné pour contrôler l’Algérois, pourrait, avec l’aide de Krim et d’Ouamrane, se charger de la Kabylie. Rabah Bitat connaissait le Constantinois comme sa poche, Ben Boulaïd était le maître incontesté des Aurès et Ben M’hidi, bien que constantinois, connaissait très bien l’Oranie et bénéficiait d’une grande influence dans la région.

Quant à lui, continua Boudiaf, il assurait la liaison et la coordination nécessaires avec les régions et l’extérieur. Krim pensa que Didouche n’avait pas bluffé lors de leur première rencontre, mais finalement cette répartition avait été au préalable décidée conjointement par Didouche et Boudiaf. Enfin, pour faire court, Krim et Ouamrane justifièrent les forces de la Kabylie, ses hommes, son expérience du maquis, son organisation et ses armes. La Kabylie devait être une zone à part entière. «La Kabylie est suffisamment organisée, ajouta Ouamrane, pour former une région à elle toute seule. Notre frère Didouche aura bien assez affaire pour organiser l’Algérois.» Les réticences des maquisards endurcis étaient claires et nettes.

Les Kabyles faisaient comprendre à l’assistance qu’ils étaient déterminés à apporter une grande force à l’action directe, mais ils opposèrent un refus catégorique d’entrer au CRUA par la petite porte. La discussion tourna en bras de fer entre Didouche et ses deux compatriotes de la Kabylie. Didouche était décidé à diriger la région de ses parents qui méritait d’être contrôlée par un homme sûr. Le manque de crédibilité de Krim et Ouamrane dans les explications de Didouche se situait dans leur attachement encore à Messali Hadj. Le plaidoyer de Didouche, bien qu’approuvé par Boudiaf, n’avait pas convaincu les autres et notamment Ben Boulaïd, qui plaida pour faire confiance à la foi guerrière de Krim et ses hommes.

La position de Didouche fut interprétée comme étant sentimentale. Il y avait, en effet, une part de vérité pour des considérations sentimentales à la région de la Kabylie, mais pas que ça ; les problèmes fondamentaux se situaient au niveau politique. Malgré tout, on parvint à un accord avant de se séparer. La Kabylie devint une zone entière ; Krim et Ouamrane les chefs.

Quelques jours après, pour démontrer à ses cinq compagnons la sincérité de leur engagement et la puissance de l’organisation de leur zone, Krim et Ouamrane convoquèrent tous les responsables de daïra (responsables des groupes dans la future organisation du CRUA) dans un hôtel à Alger et invitèrent Boudiaf à venir les saluer. Les sept hommes de main de Krim sont Mohamed Amirouche contrôlant la région de Draâ El-Mizan, Zamoum Ali chef de la région de Tizi-Ouzou, Babouche Saïd chef de la région de Fort-National-Michelet, Mellah Ali dit si Chérif le colonel chef de la région de Tigzirt, Zamoum Mohamed dit si Salah chef de la région de la basse Kabylie, Yazourene Mohamed dit si Saïd chef de la région d’Azazga et enfin Gemraoui chef de la région de Bouira.

On découvrit que la zone de la Kabylie était aussi puissante que celle des Aurès. On considéra que Krim avait fait preuve de bonne foi en dévoilant l’identité de ses hommes de main et les infrastructures de son organisation. Krim Belkacem devint le sixième chef incontesté des chefs historiques. Le découpage définitif fut adopté à l’unanimité avec Krim comme chef de la Zone de la Kabylie. Didouche Mourad annonça à ses compagnons qu’il permuta avec Rabah Bitat pour devenir responsable du Nord-Constantinois. Boudiaf occupa le poste de responsable des contacts avec l’extérieur en abandonnant la responsabilité de la coordination des zones.

Il fut décidé le statut indépendant de chaque zone. Chaque zone était livrée au bon vouloir de la politique appliquée par son chef. Mais, il restait une zone du sud non attribuée. Il fut décidé de remettre la nomination de son chef à une date ultérieure. Et, enfin, pour préserver le secret total des mesures à mettre en œuvre, il a été décidé que, désormais, seuls les responsables de zones et Boudiaf participèrent aux réunions de suivi. Chaque responsable de zone devait rejoindre sa région pour recruter et constituer ses équipes afin de préparer le début de l’insurrection dont la date n’avait pas encore été décidée.

Didouche Mourad se trouva confronté à une difficulté de recrutement. Peu d’hommes, anciens de l’OS, rejetaient les méthodes non démocratiques imposées par Boudiaf et Didouche. Didouche n’avait pas prévu la mauvaise presse que faisait Lehouel, responsable des centralises, auprès des militants de l’OS à Constantine. En plus de l’organisation de sa zone et la préparation de ses équipes, Didouche se démena en accompagnant Boudiaf en Suisse pour tenter d’obtenir des aides et rencontrer le trio du Caire pour des aides financières. Ils recevaient, certes, des encouragements et des belles paroles de la part de la jeune république d’Egypte, mais pas d’argent. Ben Bella expliqua dans le détail à Boudiaf et Didouche en Suisse qu’il ne fallait plus compter sur une quelconque aide de l’Egypte.

La situation financière du CRUA devint critique, ses membres démunis et obligés de mener une vie clandestine… Tout ça faisait planait le risque de découragement des militants fraîchement recrutés. Didouche, issu d’une famille aisée, faisait ce qu’il pouvait pour venir en aide aux troupes et aux chefs de zone Bitat et Ben M’hidi.

A. B.

(Suivra)

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