Italie et Europe : si l’Orient m’était conté…
Par Mourad R. – Lorsque, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la pamphlétaire italienne Oriana Fallaci se mit à asséner ses contre-vérités sur la civilisation musulmane et sur tous «ces musulmans qui se reproduisent comme des rats et qui n’ont rien apporté à la civilisation humaine», le succès est à la mesure du paradoxe d’une intelligentsia complice et d’un «prêt-à-penser» désormais nu, défendant son droit à inciter à la haine sur des bases religieuses et raciales et au même moment châtiant par ce truchement quiconque ose en Europe dévier de la doxa officielle.
Toutefois et partant du fait acquis qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, parmi les voix les plus courageuses s’opposant au délire «fallacieux» de celle qui aimait se définir comme étant la cassandre des temps modernes, émergeait à l’époque la figure du professeur Franco Cardini, auteur d’Europe et Islam, histoire d’un malentendu et orientaliste mondialement reconnu.
«Rongée par la maladie et aveuglée par la haine et la colère, disait-il, elle a probablement sauté quelques épisodes, je l’invitai humblement à se ressourcer… et sans l’encombrer avec Ziryab et son ‘‘étiquette du code de la table’’ devenue la règle en Europe, je l’invitai à puiser par exemple non loin de sa Florence natale, Pise, où un certain Leonardo Fibonacci rapporta de son séjour à Béjaïa, en Algérie, les chiffres arabes et la notation algébrique et les introduisit en Europe.»
C’est que la Péninsule a offert durant des siècles des centaines d’éminents savants et chercheurs qui, bien au contraire, ont mis en exergue les points de contact entre ces deux cultures et leurs apports communs à la civilisation avec un grand C.
Dernière illustration en date, celle de l’orientaliste italien, le professeur Giovan Battista Pellegrini, et son œuvre majeure publiée en deux volumes : Les arabismes dans les langues néo-latines, avec un regard spécial sur l’Italie. Deux volumes pour un total de 764 pages, dans lesquels l’héritage arabe en Europe et précisément en Italie était disséqué dans les moindres détails et à tous les niveaux.
Une œuvre d’une inestimable valeur, alliant étymologie (le quart des mots en espagnol et en italien sont d’origine arabe) et rappels historiques, qui souligne, entre autres, que l’architecture de style mudéjar et de style arabo-normand présente en France, en Sicile et dans le sud de l’Italie, les chefs d’œuvres encore visitables, tels le Kiosque du Paradis d’Amalfi, la splendide Villa Ruffolo de Ravello, la Kalsa de Palerme, le Dôme de Monreale, la Cathédrale de Notre Dame de Le Puy, en Haute Loire, dite aussi la Cathédrale musulmane pour ses décorations de type mozarabe, la Chapelle Palatine de Perpignan et le Château de Fréderic II à Andrie (les Pouilles) œuvre reconnue pour son apport pluriel, sont autant de vestiges attestant d’un passé aussi faste que fondateur. Sans oublier le Château de Samezzano, construit selon une architecture arabo-andalouse avec un style oriental prononcé, un château qui est, à juste titre, défini par les historiens comme étant «l’Alhambra d’Italie».
Vestige de ce passé, l’usage de la faïence et la céramique, qui reste un des fleurons attestant de la présence musulmane en Sicile, en Andalousie et en Europe ; des matériaux y parvinrent ainsi, reflétant des surfaces décorées d’émaux dans des jaunes, des verts et des bleus éclatants au soleil ; des décors qu’on retrouve aussi bien en Asie centrale qu’au Maghreb, notamment en Algérie et en Tunisie.
De même les Azulejos du Portugal (Al-Zellidj), qui furent introduits par les Arabes au Xe siècle, ont d’abord été géométriques, puisque les représentations des créatures vivantes ont toujours été interdites aux disciples du Hachémite.
Jusqu’au XVIe siècle, les artistes portugais et flamands affectionneront particulièrement le bleu et le jaune que l’on trouve dans les scènes religieuses et les motifs floraux ; les motifs géométriques d’influence arabo-musulmane se sont maintenus jusqu’à nos jours chez les artisans du quartier arabe de Lisbonne, Alfama, du nom de la ville syrienne de Hama. Lequel quartier est situé au sud des anciennes mosquées devenues par la suite des églises ; Alfama, le plus vieux quartier de Lisbonne et sans doute le plus typique, a été épargné par le tremblement de terre qui a ravagé Lisbonne en 1755, il porte encore les traces de l’architecture arabo-andalouse d’expression omeyyade. C’était un tertre élu par les familles aristocratiques arabes. Ils y construisirent des palais d’été qui furent remplacés plus tard par des couvents, des églises et des hôpitaux, après la conquête chrétienne en 1147.
Il offre aujourd’hui le spectacle d’un véritable labyrinthe de ruelles parsemées d’escaliers, de cours intérieures, de boutiques et de minuscules maisons, donnant lieu à une casbah à tous les effets !
Et deux siècles plus tard, à partir du règne de Florence des Médicis, l’art dit de la Renaissance, Il Rinascimento, relançait incontestablement des éléments arabo-musulmans chez plusieurs artistes, donnant lustre aux styles gothique et baroque et non des moindres, tels Gentile de Fabriano, Etienne de Vérone, Pisanello, les Zavattari, Sassetta, le grand Piero della Francesca, Gozzoli, Vivarini, Dürer, Mantegna et Memling ; ces artistes s’étaient faits nombre de portraits avec des manteaux et des bijoux laissant apparaître des inscriptions arabes évidentes.
Enième vestige confirmant le rayonnement de la culture arabe en cette époque, la décoration de l’appartement des Borgia au Vatican (1494) dessiné par le Pinturicchio ; Gentile Bellini se rendit à Istanbul entre 1479-1480, et à son retour, intégra plusieurs éléments décoratifs musulmans, à l’aspect final du lieu.
Et Leonardo da Vinci dans tout cela ?
Certains historiens occidentaux restent bouche bée devant son tableau représentant un fœtus en formation qu’il a peint en 1431 ! Selon le professeur Pellegrini, il ne subsiste aucun doute que le génie florentin ait copié la miniature d’un code arabe d’Ibn Nafis (1203-1288) Lettres sur le traité de gynécologie de Arîb bin Saad al-Katib ; le tableau connu sous le titre de Nœuds est conservé de nos jours à la Salle des Axes de Milan, attestant de l’influence arabo-musulmane (hélas ignorée…) sur l’œuvre de Léonard de Vinci.
Et que dire du professeur Asín Palacios qui a eu le mérite de révéler au grand jour les emprunts certains de Dante Alighieri et de sa Divine comédie «à l’ascension du Prophète» décrite dans la métaphysique d’lbn Arabî, et L’épître du pardon du grand poète syrien Abu-l-Ala al-Maari.
Pour finir avec Hiéronymus Bosch (1450-1516), qui s’inspira de miniatures islamiques pour réaliser ses compositions fantastiques, qui fascinent par leur exotisme et que l’on retrouve chez Giuseppe Arcimboldo, célèbre pour ses portraits figurant des sabres, des fruits et fleurs ; son style ayant été influencé par une collection de miniatures arabes qu’il acquit lors d’un voyage à Prague.
Cet engouement qu’ont toujours démontré les artistes européens pour la civilisation arabo-musulmane sera confirmé au dix-huitième siècle par l’émergence de l’école dite des orientalistes, qui compta des noms prestigieux tels Fromentin, Delacroix, Ingres en France et Carlo Bossoli, Alberto Pasini, Giulio Rosati, Giuseppe Signorini, Federico Bartolini, Gustavo Simoni et Fausto Zonaro en Italie.
Une passion qui intéressa de grands écrivains européens, dont le plus prestigieux fut sans l’ombre d’un doute Johann Goethe qui fit le voyage en Italie, séjourna longuement en Sicile pour s’approcher de son Orient tant recherché et aimait à répéter que «c’est ici que se trouve en effet la clef de toute chose…».
A la fin de sa vie, il écrivit ces quelques lignes que les cassandres de nos jours essaient coûte que coûte d’occulter : «Au début du sixième siècle, un homme apparut, étrange mélange de tout ce que sa nation, son groupe ethnique, son temps et sa contrée pouvait donner, marchand, prophète, orateur, poète, héros et législateur, tout cela à la manière arabe. C’est de la plus noble tribu d’Arabie, conservatrice de l’idiome le plus pur et du vieil objet sacré de sa nation, la Kaaba, qu’était issu Muhammad, un jeune garçon de belle mine, pas riche, mais élevé de la manière la plus exquise…»
Hafiz et Pedro Calderon, deux figures marquantes de la littérature universelle, symbolisaient aux yeux de Goethe ce pacte d’union qui devait toujours exister entre l’Orient et l’Occident.
Or Goethe, l’allemand, ne prônait ni un prosélytisme agressif ni un quelconque syncrétisme religieux, il estimait tout simplement que nier l’apport de l’autre était au bout du compte se nier soi-même…
M. R.
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