De la réflexion critique dans la guerre contre la culture et l’histoire (I)

Temimi Tunisie
Le professeur Abdeljelil Temimi (à droite). D. R.

Par S. Bensmaïl – Attendu sur la scène nationale et maghrébine, l’ouvrage du professeur Temimi, Pour la défense de la révolution tunisienne, est paru en septembre dernier. Il constitue le numéro 63 de la série n°5 : La mémoire du temps présent et la révolution tunisienne, publié par la Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information (FTERSI) à Tunis.

Outre sa subdivision linguistique (partie française de 180 pages, partie arabe de 216 pages), ce numéro s’organise en deux chapitres dédoublés, l’un consacré aux entretiens avec de grands témoins de cette histoire récente et douloureuse, l’autre reprenant les lettres ouvertes adressées à des personnages politiques de premier plan. L’ensemble est introduit par un court texte liminaire et éponyme du professeur Abdeljalil Temimi, précédé par son émouvant hommage à la mémoire du docteur Moncef Fakhfakh, spécialiste tunisien en archivistique internationalement reconnu et trop tôt disparu.

Six de ses études inédites et fort intéressantes y sont présentées en arabe et en français. Elles débutent par un recueil «De précieux témoignages sur la Révolution tunisienne», suivie de celle traitant du poids lourd des syndicats, l’UGTT, «Les oppositions politiques des années 70 jusqu’à la révolution», clôturée par une analyse de son parcours à partir des témoignages de l’un de ses leaders aujourd’hui décédé : Abdel Aziz Bouraoui. Un accès privilégié à des archives plus que sensibles a donné lieu à la situation de la «Tunisie au tournant de 1969 à la lumière des rapports de la police politique». Cette partie est enfin complétée par deux autres textes, de portée essentielle, touchant, d’une part, la vie politique et économique contemporaine, «A quand une planification efficace pour sauver l’économie et rationaliser le paysage politique de la Tunisie d’aujourd’hui ?», et d’autre part, la vie diplomatique du pays («La diplomatie au service du rayonnement de la Tunisie»).

Le chapitre II présente, quant à lui, la pensée de A. Temimi présentée sous forme d’entretiens et de lettres ouvertes choisies, complétées par les index indispensables des noms de personnes, des collectivités et des lieux géographiques ainsi que les publications de la FTERSI concernant la mémoire nationale tunisienne. Notons l’entretien percutant, conduit par Manel Herzi et publié par le journal Essabah (10 mai dernier), «Je souhaite que le président de la République embrasse aujourd’hui l’histoire !», suivi de trois de ses lettres ouvertes toutes aussi incisives et engagées : «Au président de la République Béji Caïd Essebsi», «Mascarade du ministre Mohamed Zin el Abidine, pour signer une convention de partenariat scientifique entre le ministère et la fondation» (en arabe uniquement), et enfin «A Madame Meriam Belkadi».

D’autres entretiens non moins importants – et plus qu’embarrassants pour le pouvoir en place – sont publiés dans la partie arabe, chapitre II. Il s’agit de celui intitulé «Demande de pardon face à tous les opprimés qui doit être un devoir national et un honneur de l’Etat tunisien» (paru dans Qods Presse le 20 juillet 2009), «Ignorants responsables politiques et Samir Tarhouni a sauvé la Révolution» ( 13 janvier 2017), «Les leaders politiques qui assument la responsabilité d’avoir violé la Révolution» (14 janvier 2014), «L’appel de la Révolution tunisienne à travers ses slogans à dimension internationale dans une société arabe dictatoriale». Enfin, la dernière à être publiée exclusivement en langue arabe : «L’instance Vérité et Dignité ne peut être la structure capable d’écrire l’histoire», qui reprend un entretien donné à Karima Mejri, paru à Maghreb le 28 mars dernier.

Ces prises de position inlassables et critiques se fondent sur une légitimité certaine. En effet, comme cela est rappelé en introduction, la FTERSI s’est immédiatement rangée du côté du mouvement révolutionnaire qui a éclaté en 2010-2011. Très vite, elle s’imposa naturellement comme un lieu de débats respecté, fiable (et probablement craint), tout en réussissant à maintenir ses autres activités scientifiques, mais aussi et surtout son indépendance politique et idéologique. De très nombreux séminaires et rencontres de haut niveau y furent tenus et ont permis l’acquisition d’une base de données importante ainsi que la sortie de 62 ouvrages accompagnés de 250 témoignages écrits de grande valeur. Ceci est exceptionnel de dynamisme et de ténacité, quand nous connaissons les difficultés et lenteurs qui font obstacle dans notre région à tout travail collectif, notamment intellectuel et indépendant.

Forte d’une mobilisation de la première heure, de son engagement bien antérieur pour la collecte et l’étude des témoignages de la vie syndicale et politique, du courage de sa direction et de son équipe, la fondation s’est ainsi impliquée de plain-pied dans ces récents bouleversements. Ceux-ci ont été directement vécus. Il ne s’agissait donc pas, loin s’en faut, d’un travail théorique et hors-sol, d’une activité rentable et orientée d’un quelconque think tank aux ordres ou autre centre de recherche basé à l’étranger, de préférence dans une bulle sécurisée ou privilégiée, mais bien d’une mise en synergie sur le terrain des chercheurs locaux et des acteurs de bonne volonté – qu’ils aient été politiques, sécuritaires ou syndicalistes. Très éloigné de la coupure si particulière – notamment en France – entre élite académique et intellectuelle et enjeux sociaux, entre savoir et engagement politique, la FTERSI a réussi à poursuivre son expertise sur les évolutions (post-)révolutionnaires de la Tunisie.

Par son combat, à l’heure où les capitales européennes et anglo-saxonnes résonnent de l’injonction mondialiste de se conformer à une vision sociétale dominante qui touche à la vie intime des individus, tout en les divisant et les éloignant d’une prise de conscience du déclin démocratique et de la surveillance généralisée, la leçon de cette fondation nous incite à méditer – non seulement dans les autres pays arabes et musulmans, mais aussi en Europe et ailleurs, sur le rôle de l’intellectuel – de la culture, de l’histoire et des arts – dans la cité.

Ecoutons, depuis les Etats-Unis, Brandon Smith, observateur pertinent et avisé de cette grande nation qui s’est détournée de ses fondements premiers et s’est dirigée vers un impérialisme (auto-)destructeur, asservissant même ses propres masses en leur ôtant toute capacité collective de remise en cause et d’avoir une conscience historique éloignée du déni : «La force d’une culture peut être mesurée par sa volonté de réfléchir sur elle-même. Sa survie peut être déterminée par sa volonté d’accepter ses défauts lorsqu’ils surviennent et sa volonté de réparer les dégâts causés. Les sociétés conscientes sont difficiles à corrompre ou à contrôler. Ce n’est que dans le déni que les gens peuvent facilement être manipulés et réduits en esclavage.»

Comment, par l’organisation d’une mise en débat ouvert et transparent, neutraliser la mainmise d’un journalisme superficiel et clivant, aujourd’hui de plus en plus discrédité ? Pourquoi faut-il écarter, autant que possible, les instances étatiques de tout appui financier exclusif, ou, du moins, de tout droit de regard sur la réflexion intellectuelle et scientifique ? Subventions publiques ou bien privées ? Le professeur Temimi a raison d’éclairer ce type de questions et de s’interroger sur la production réelle de nombre de centres de recherche musulmans, arabes et turcs, pourtant assurés de financements publics confortables. Mais, en bon débatteur, ses interrogations laissent apparaître en creux ses propres réponses. Dans nos pays, et même de l’autre côté de la Méditerranée, dès lors que les ministères de tutelle – qui cherchent toujours à monopoliser l’intérêt des populations et à décider pour elles et sans elles – et les consortiums privés interviennent dans le fonctionnement d’un organisme de recherche lié en particulier à des thématique de mémoire, d’archive et, plus globalement, de sciences humaines et sociales, la censure et l’autocensure se mettent (plus ou moins finement) en place. Et ce, pour longtemps. Que la fondation ne garde donc pas trop d’amertume quant à l’absence – prévisible ? – d’aide et de soutien des autorités concernées. C’est, au fond, tant mieux, dirions-nous, même si le chemin n’en est devenu que plus ardu ! Malgré tout, les initiatives indépendantes de la FTERSI, appuyées par des mécènes tunisiens conscients de son rôle irremplaçable, ont heureusement joué et jouent toujours leur rôle au sein de la reconquête de la mémoire nationale, dans la visée «d’une véritable réconciliation nationale».

L’auteur s’interroge également et à juste titre sur la propension des grands partis politiques tunisiens à nier la dimension culturelle de cette mémoire nationale, et à refuser unanimement d’équiper le pays en centres de recherche et en dotations, par exemple. C’est là aussi une manière élégante de sa part d’apporter l’évidence de sa réponse : la culture n’intéresse nos élites au pouvoir (partagé ou non) que dès lors qu’elle accepte, avec ses acteurs et ses organisations, de se prêter à une «exploitation médiatique, politique, religieuse ou financière» à leur bénéfice. Comme l’analyse Chris Hedges à ce propos : «Les oligarques sont des philistins. Ils sont muets, aveugles et sourds et chefs d’œuvre artistiques ; ils se divertissent de spectacles clinquants, de kitsch patriotique et de loisirs stupides. Ils méprisent les artistes et intellectuels qui appellent aux mérites et à l’autocritique, valeurs en conflit avec la soif de pouvoir, la célébrité et la fortune. Les oligarques n’ont de cesse de mener des guerres contre la culture, l’attaquant comme élitiste, hors sujet et immorale, et ils coupent ses financements.»

Il ajoute, concernant les médias : «Les oligarques détestent la presse, car, quand elle fonctionne, elle fait la lumière sur leur corruption et leurs mensonges, si bien qu’ils achètent et contrôlent les systèmes d’information et satellisent ceux qui les critiquent aux marges de la société, chose qu’ils vont encore accélérer avec l’abolition de la neutralité d’internet.»

Les dernières études le prouvent indubitablement : il est significatif de constater qu’en Occident – en suivons-nous le même chemin au Maghreb ? –, l’abêtissement des populations en vue de leur consentement aux réductions progressives des libertés (individuelles et collectives) est la conséquence d’une attaque constante de la culture comme épanouissement de l’être ou, pour le dire autrement, comme dimension indispensable à la créativité et à l’esprit critique du citoyen. Via la cooptation, le verrouillage et le détournement des financements publics à d’autres fins, nous assistons à toujours plus de sabordage de la qualité de l’enseignement (scolaire, professionnel et universitaire), des médias, des loisirs et du secteur culturel en général. Une crétinisation a bel et bien été programmée par le biais des productions mainstream (notamment des émissions de TV, talkshows, reportages, jeux, etc.), qu’elles soient liées au monde du spectacle, à celui du journalisme et à d’autres secteurs encore. Par une volonté technocratique et politique avérée, l’inertie de la médiocrité, du clientélisme et l’absence de vision stratégique (et patriotique), moins de culture pour le plus grand nombre permet évidemment au pouvoir oligarchique et financier plus d’emprise sur l’ensemble des classes sociales. Voilà pourquoi la culture, en Tunisie et ailleurs – on le voit hélas aussi en Algérie – est dans un «état déplorable». Ceci laisse dangereusement, comme le dit notre chercheur émérite, «la voie libre aux forces réactionnaires et aux plus médiocres des dirigeants politiques et de l’élite».

Monopole de la recherche par l’Etat, censure et autocensure, instrumentalisation de la culture et de la mémoire : nul doute que la Révolution du Jasmin, qui a constitué le révélateur problématique de ces questions et de bien d’autres encore, et le ferment des «printemps arabes» suivants, doit être prolongée par le travail essentiel de la fondation, son projet fondamental en l’espèce : décrire et analyser, déconstruire et expliquer inlassablement ce pouvoir dictatorial déchu, mais non définitivement vaincu, son exercice cliniquement pervers, ses modes de fonctionnement en ville, dans les banlieues et les campagnes, ses alliances, internes et externes, naturelles et contrenature, sa capacité à se recycler sous d’autres formes, etc.

Et c’est bien là le rôle crucial d’éclaireur – au double sens d’initiateur et de révélateur – de la fondation. Car, décortiquer un système de pouvoir permet de le mettre à nu, et ce faisant, de lui ôter sa puissance de domination, de subjugation et de nuisance sur la communauté nationale. Penseur engagé parmi d’autres, Michel Foucault, avec sa «méthode archéologique» qui consistait à disséquer les dispositifs modernes de contrôle et de discipline, de correction et de coercition (la prison, l’asile et l’hôpital, etc.) de manière quasi-anatomique, nous l’a montré durant les quelques petites décades où l’intellectuel français jouait réellement son rôle de contre-pouvoir. Tout pouvoir «bio-politique» qui s’exerce sur les corps puis les âmes ne peut être contesté, remis en cause, que par un préalable de déconstruction, d’analyse minutieuse de ses ressorts, de ses articulations avec d’autres systèmes et de ses mécanismes.

S. B.
(Suivra)

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