La mort de la politique (2)

capital, classe ouvrière, politique
L'abstentionnisme lors des différents scrutins progresse. D. R.

Par Mesloub Khider – Avec la naissance de la classe ouvrière, l’Etat va tenir compte de cette nouvelle force contestataire, ce nouvel interlocuteur politique. Sans oublier la paysannerie ballottée entre les multiples forces conservatrices se disputant le pouvoir. Ainsi, dans la majorité des pays européens, la démocratie bourgeoise se constitue pleinement entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et culminera au début du XXe siècle. Dans son cadre, se déroule le formidable débat entre le capital, la féodalité, la classe ouvrière et la petite production marchande. Cependant, la bourgeoisie et l’aristocratie sont encore pour un temps les principaux protagonistes. Et les deux autres ne leur servent que de forces d’appoint. C’est aussi à cette époque que la presse politique s’impose sur la scène médiatique, amorce son développement grâce à l’accroissement remarquable de ses tirages.

Historiquement, la fonction de la politique est d’être un espace d’affrontements. Elle revêt deux aspects. D’une part, au premier niveau, la politique s’illustre comme espace de confrontations politiques entre les multiples classes protagonistes en lutte pour le contrôle des institutions étatiques. D’autre part, au second niveau, elle s’exprime aussi comme espace d’affrontements entre les fractions concurrentes du capital national de la même classe bourgeoise pour la domination de l’Etat. En fonction de l’évolution du capital, telle ou telle fraction de la bourgeoisie impose sa domination. Cette domination lui permettant ainsi d’orienter la politique économique de l’Etat dans un sens favorable du capital qu’elle représente. Mais les autres fractions ne demeurent jamais inactives. Elles tentent constamment d’infléchir la politique économique en leur faveur. C’est aussi cela la politique : la confrontation entre de multiples fractions de la bourgeoisie. Cependant, le second aspect de la politique perd de sa vitalité au fur et à mesure de l’unification du capital, une fois la phase de domination réelle du capital établie. La concentration du capital tend en effet à réduire considérablement le nombre de fractions bourgeoises. Mais, tant que le capital demeure faible, encore dans sa phase de domination formelle, la politique conserve sa fonction de médiation nécessaire entre les différentes classes en conflit. Ainsi, dans la phase de domination formelle du capital, marquée par l’existence de zones d’activité précapitaliste et la présence de forces conservatrices installées dans les rouages du pouvoir, la politique conserve sa fonction de médiation indispensable au mouvement du capital. Aussi, ces forces conservatrices constitueront longtemps un frein aux tentatives de modernisation des structures économiques.

Cependant, il faut nuancer ce schéma d’évolution historique, tiré de l’exemple français et d’autres pays européens. En effet, il existe des exceptions. Notamment en ce qui concerne les Etats-Unis. Et l’exemple de ce pays nous servira de modèle explicatif dans notre analyse du dépérissement de la politique une fois la phase de domination réelle du capital réalisée. En effet, la politique aux Etats-Unis s’est éteinte au lendemain de la guerre de Sécession. Depuis lors, la politique s’est dévitalisée. Effectivement, en raison de l’absence de modes de production précapitalistes, donc d’enjeux économiques radicalement divergents, la politique américaine s’est transformée en spectacle. De manière générale, à la différence des pays européens, aux Etats-Unis le capitalisme s’implante pratiquement immédiatement, sur un terrain totalement vierge. Le capital américain, dès sa naissance, n’a pas eu à affronter et donc à dissoudre, comme en Europe, un ordre économique antérieur.

Avant l’éclatement de la guerre de Sécession, deux principales forces économiques antagonistes dominaient les Etats-Unis. Au Sud, l’économie était dominée par d’immenses exploitations agricoles fondées sur l’esclavage. Au Nord-Est était concentré le principal pôle d’accumulation capitaliste. Entre ces deux pôles, l’Ouest, nouvellement conquis, était dominé par une économie rurale et la petite production marchande. Devant la nécessité de modernisation de l’économie, la bourgeoisie progressiste américaine devait anéantir le mode de production archaïque du Sud fondé sur l’esclavage. Si à l’Ouest, la petite économie rurale s’était dissoute tout naturellement par la force dissolvante de la valeur, c’est-à-dire sans la nécessité d’une médiation politique, au Sud, il aura fallu la guerre de Sécession pour saper les bases de ce précapitalisme esclavagiste. La guerre de Sécession a été le dernier grand débat politique (cette fois par de vraies armes). Ainsi, le capital étasunien a détruit les derniers obstacles érigés sur son territoire contre l’accumulation du capital. Au terme de la guerre de Sécession, le Sud s’est ouvert par la force guerrière à l’économie marchande et au capitalisme.

Au lendemain de cette guerre de Sécession, grâce à l’unification totale du capital américain, la matière de tout débat politique d’envergure va disparaître. En effet, par le règne total sans partage du capital établi aux Etats-Unis, la vie politique américaine se réduira en une simple entreprise spectaculaire sans aucun enjeu hautement économique. Désormais, aux Etats-Unis, bien avant les pays européens, l’Etat devient immédiatement, et non plus médiatement, un agent de l’accumulation capitaliste. Le capitalisme devient le pôle central, voire exclusif, de l’organisation de la société. De sorte que, dans ce capitalisme pur, débarrassé de tous les modes de production précapitalistes, le débat politique s’établit désormais sans projet médiat. Débarrassé des anciens modes de production, et donc aussi de sa classe politique représentant ces modes archaïques, le capital règne dorénavant en maître absolu sur la société. La puissance extraordinaire du capital a réduit à néant toutes les oppositions précapitalistes. Seul demeure massivement vivant, érigé devant le capital, le prolétariat. En effet, le capital trouve désormais face à lui une seule classe, le prolétariat, porteur d’un projet de société post capitaliste, c’est-à-dire contre et en dehors des catégories du capital (l’abolition du salariat, de la marchandise, de l’argent, de l’Etat, des frontières, etc.). Aujourd’hui, l’unique authentique et salutaire débat politique se réduit à cette principale perspective : révolution ou rien. Ce schéma historique américain s’est progressivement étendu à l’ensemble des pays capitalistes développés. Désormais, à l’instar des Etats-Unis, la politique est devenue une sphère entièrement intégrée par le capital.

Eruption de la classe ouvrière

Mais si on se place du point de vue du mouvement ouvrier, la politique (bourgeoise) a toujours participé directement de la contre-révolution. En effet, la politique placée sous la dictature du capital impose, par le respect du cadre légal de la démocratie bourgeoise, des restrictions au prolétariat, cristallisées par son intégration au mode d’organisation officielle institutionnelle capitaliste. Contrairement aux élucubrations léninistes, selon lesquelles la conscience est infusée aux ouvriers par l’avant-garde socialiste, c’est sa force de travail dans son affirmation (la lutte) qui est à l’origine de l’idéologie ouvrière. Ce ne sont pas les partis institutionnels socialistes, dont la fonction est de représenter la classe ouvrière au sein de l’Etat (donc dans le cadre prescrit par le capital), qui apportent la conscience de classe à cette dernière. En tout état de cause, historiquement, c’est uniquement durant les périodes révolutionnaires des années 1848-1871 en France, 1917 en Russie et les années 1917-1923 en Europe, que la classe ouvrière en tant que classe constituée, autonome, sans médiation politique, en dehors des institutions politiques bourgeoises de représentation, a mis en œuvre son programme spécifique au travers de la Commune et les Soviets. C’est uniquement dans la Commune et les Soviets qu’est apparue la négation de la valeur, et donc du salariat, la destruction du capital. Et entre la pratique réelle de la Commune et des Soviets agissant sur son propre terrain de classe et les l’idéologie des organisations socialistes bâties sur sa défaite, il y a la même différence qu’entre le prolétariat et la classe ouvrière. Dans le socialisme des partis, il ne reste que l’affirmation de soi par le capital variable. La nature essentiellement contradictoire du prolétariat (affirmation de soi-négation de soi) disparaît. La soumission à la logique politique bourgeoise a toujours été la règle des partis socialistes. Cette politique des partis institutionnels socialistes a pour contenu de parfaire la domination du capital, et non pas l’abolir. Par leur participation au jeu politique bourgeois, les représentants des partis socialistes institutionnels, gestionnaires du capital, ont toujours proposé leurs bons offices pour gérer l’Etat capitaliste.

De manière générale, longtemps, la sphère politique dans laquelle évoluaient les partis socialistes a servi à négocier l’amélioration de la condition ouvrière au sein du capitalisme. Cette politique des partis socialistes a joué un rôle significatif dans le maintien de la cohésion sociale globale. Par leur intégration au jeu politique, les gestionnaires du capital ont su ainsi éviter la révolution. La fonction des partis socialistes et communistes (staliniens) était de représenter, dans la sphère politique, le travail dans un Etat dominé par le capital. D’où la glorification du «droit légal», qui est la sève de la démocratie bourgeoise reposant, dans les faits, sur les inégalités réelles d’une société de classes. La mission politique fondamentale de ces partis officiels «ouvriers» a toujours consisté à rassembler le troupeau prolétarien, de le conserver et de l’immobiliser dans les champs du capital. De manière générale, cette emprise sur le prolétariat s’est constamment effectuée aux moyens du racket, des cotisations et de la diffusion d’une idéologie réformiste. Encadrée par les partis «ouvriers» institutionnels, la classe ouvrière est toujours demeurée ligotée. Elle n’a jamais imposé son programme révolutionnaire d’émancipation.

Il en découle que la politique a pour fonction de parfaire la cohérence capitaliste de la société : elle contribue à pacifier le mouvement du capital, à adoucir ses contradictions. Les organisations socialistes ont alors pour rôle d’organiser la politique de la négociation auprès de l’Etat capitaliste en vue d’obtenir des aménagements nécessaires non pour la révolution mais pour le capital.

En tant que sphère du capital, la politique a toujours su adapter ses formes en fonction du mouvement du capital. Aujourd’hui, au niveau politique, à l’ère de la domination réelle du capital, le capitalisme n’a plus besoin des services des partis socialistes et communistes (staliniens) pour assurer son contrôle sur la classe ouvrière. De là s’explique leur effondrement. Ainsi, la politique est une de ces «béquilles» dont le capital s’aide durant sa phase ascensionnelle. Mais qu’il rejette lorsque, ayant établi sa domination réelle sur la société, il la contrôle entièrement et immédiatement.

De nos jours, la classe ouvrière n’est plus une force politique représentée au Parlement par ses partis. Dans cette phase de domination réelle du capital, la société contemporaine est à ce point subsumée sous le capital qu’il n’y a même pas la place pour un parti du travail (le capital tend à détruire le travail, source de sa plus-value). Aujourd’hui, le travail n’existe que comme capital variable, sujet d’exploitation par le capital et objet de manipulation par les syndicats qui œuvrent au service du capital. En effet, le syndicat est devenu un lobby marchandant des miettes de concessions salariales ou prestations sociales. Le syndicat est devenu juste un lobby au même titre que les lobbies des industries de l’armement ou des organisations de consommateurs.

Domination réelle du capital

A l’ère de la domination réelle du capital, de la subsomption du travail, la politique, cette sphère particulière du capital, a achevé sa mission historique. Tout comme l’Eglise, longtemps partenaire idéologique cruciale pour le capital, a fini par se dissoudre faute d’utilité sociale, la politique s’achemine vers le même destin. Son inutilité et son inefficacité aux yeux du «citoyen» n’est plus à démontrer. La progression de l’abstentionnisme à chaque scrutin nous le prouve amplement. Et si la politique nous semble aujourd’hui partout si médiocre et morose en dépit du tapage médiatique et du cirque électoral spectaculaire, c’est parce qu’elle ne peut être le lieu d’aucun débat qui ne soit interne au capital. Les intérêts en conflit relèvent directement de la concurrence capitaliste. Et les partis politiques ne constituent rien d’autres que des groupes de lobbies capitalistes, financés pour rassembler des voix par les méthodes de marketing afin de favoriser les intérêts de tel ou tel groupe. Seul le programme du capital est l’objet d’enjeu (ou plutôt de jeu) politique. La politique est devenue un simulacre. Si Elle a perdu sa fonction originelle, c’est parce que plus personne ne vit d’autre chose que du capital.

Vidée de son contenu, la sphère politique ne connaît plus une grande variété d’idéologies mais deux à trois formulations de la même problématique capitaliste. C’est le capital lui-même, en accédant à sa domination réelle sur le travail et la société, qui détruit la politique et ses conditions. Dans sa phase de domination réelle, le capital englobe dans son process de valorisation toutes les activités humaines et sociales. Toute la société, depuis la cellule familiale jusqu’à l’école en passant par la médecine et les loisirs, adopte les catégories marchandes du capitalisme. Toutes ces institutions sont modelées en fonction des besoins du capital. Elles épousent même son langage dans les rapports humains. La valeur (marchande) est désormais l’unique régulateur social. En effet, ce qui caractérise la domination réelle, c’est que le capital a transformé la société tout entière en sa propre communauté, qu’il a fait de toute activité son propre process.

Dans la domination réelle du capital, il n’y a plus de politique parce que la seule idéologie qui reste, pour la bourgeoisie (transformée, salariée) comme pour la classe ouvrière, ne peut être que le discours immédiat des catégories du capital, et du capital seulement. La «classe politique» est devenue un simple appendice de l’administration capitaliste. Avec la disparition des idéologies a disparu la source de la politique traditionnelle d’affrontements programmatiques divergents. Aujourd’hui, la politique consiste en autocontemplation du capital, en narcissisme de la bourgeoisie triomphante. Et la force de travail n’a plus d’autre idéologie que le discours immédiat de sa propre existence au sein du capital : défense des salaires, de l’emploi et autres revendications ne dépassant pas la structure sociale actuelle. Tous les partis, de droite comme de la gauche, se sont intégrés à cette unique et exclusive idéologie capitaliste.

C’est parce qu’il n’y plus guère d’opinions privées, mais seulement le point de vue du capital, qu’on peut ainsi parler d’un marché politique dominé par une opinion publique monolithique, quantifiable et mesurable.

M. K.

(à suivre)

 

Commentaires

    Abou Stroff
    26 juillet 2018 - 11 h 15 min

    parlant des formations sociales où le capital à atteint sa plénitude, M. K. souligne que « Tous les partis, de droite comme de la gauche, se sont intégrés à cette unique et exclusive idéologie capitaliste. »
    en effet, la domination sans partage du capital financier mondial sur toutes les formations sociales capitalistes a réduit le débat à une suite de « vérités » assénées par les « idéologues organiques ». en d’autres termes, il n’y a plus de débat puisque tous les partis de droite comme de gauche ne voient rien au delà de l’horizon tracé par le processus de valorisation du capital et participent directement ou indirectement à la reproduction sans accroc du système dont ils ne sont que des agents.
    quant à la formation sociale algérienne où un système basé sur la distribution de la rente et non sur le travail domine, les groupes sociaux qui contrôlent la distribution de la rente contrôlent aussi bien l’Etat (l’Etat-rentier) que la société (composée principalement de clients de ceux qui contrôlent la distribution de la rente).
    dans ce contexte particulier, plaquer des modèles propres (différentiation sociales, existence de couches sociales -bourgeoisie et prolétariat, entre autres- ayant des intérêts divergents et souvent contradictoires et défendues par des partis politiques proposant des projets différenciés) aux formations sociales développées où le système capitaliste domine et où la bourgeoisie impose ses valeurs (démocratie, liberté, égalité, liberté de conscience, etc.) à des formations sociales archaïques comme l’algérie, relève de la non application d’une analyse concrète à une situation concrète.
    car, dans le contexte algérien, l’activité dite politique de tous les « partis politiques », quelle que soit leur couleur, ne vise pas à prendre le pouvoir pour réaliser un projet de société conforme aux intérêts des couches sociales qu’ils (les partis) représentent mais se résume à se rapprocher au plus près des centres de distribution de la rente.
    ainsi, dans le contexte algérien, il n’y a pas de partis politiques au sens classique du terme, il n’y a pas non plus de militants au sens classique du terme et encore moins de citoyens au sens classique du terme.
    dans les faits, il y a une marabunta qui contrôle la distribution de la rente. cette marabunta domine économiquement et idéologiquement la formation sociale algérienne qui peut être décomposée en deux groupes sociaux principaux: d’un côté il y a ceux (la marabunta) qui, au nom d’une quelconque légitimité, contrôlent la distribution de la rente, s’enrichissent et assurent l’avenir de leur progéniture et …………..créent des « partis » politiques interchangeables (fln, rnd, taj, etc..). d’un autre côté il y a un ensemble de tubes digestifs ambulants qui reçoivent des miettes de rente et qui se complaisent dans leur état végétatif. ceux qui contrôlent la distribution de la rente vont ainsi s’entendre sur le parrain apparent de la marabunta, le désigneront comme le fakhamatouhou national et les tubes digestifs ambulants qui reçoivent des miettes de rente éliront celui qui leur aura été désigné comme le messie sans lequel l’algérie et les algériens ne seront plus rien. le reste, tout le reste n’est que de la littérature pour abrutis confirmés.

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