Une contribution de Nouara Bouzidi – Refuser l’absurdité du 5e mandat
Par Nouara Bouzidi – Nous sommes 40 millions d’Algériens – avec une importante diaspora, notamment en France et au Canada – à porter l’Algérie dans notre sang, dans notre foie (nos dialectes populaires placent le siège des sentiments dans le foie et non dans le cœur), dans nos espoirs.
Cette terre ancestrale est notre centre névralgique, notre ressource interne, notre référence, notre appel intime. Nous aimons cette terre avec la passion de celui prêt à l’objection pour ne pas la laisser s’avilir. Nous aimons l’Algérie, c’est notre mère commune, elle nourrit constamment notre identité. Ce pays est notre nation : nous lui portons un amour passionné, vibrant, charnel, solaire, un amour que nous ne pouvons pas, nous-mêmes, nous expliquer, un amour fusionnel. Une passion vivace que rien ni personne n’éteindra : c’est en nous. L’Algérie ne quitte aucun Algérien, elle l’habite.
Nous sommes Algériens et nous savons rester passifs s’il le faut, nous savons être silencieux si cela est nécessaire, nous savons supporter plus que de raison, avec une patience qui défie la compréhension. Mais il est un moment où notre passivité expire, où notre silence unit nos clameurs, où nos endurances affrontent la démesure. Blesser notre pays est une ligne rouge que personne ne réussira à nous imposer, que nous n’accepterons jamais.
Une récente contribution parue dans Algeriepatriotique a eu pour nous un effet catalyseur. Il suffit parfois de très peu, de quelques petites choses – une image, une citation, des commentaires – pour qu’un mouvement intérieur de ressaisissement se fasse et vous pousse à dire ce que vous essayez de taire : par lassitude ou par prudence.
La lassitude est le fait de voir l’absurde de cette situation politique, c’est véritablement une extravagance qui nous est imposée : un président souffrant et très malade, âgé, gouverne notre pays.
La prudence est connue de nous tous depuis plus de vingt ans : ne plus voir les Algériens s’opposer les uns aux autres comme ce fut le cas durant la décennie noire. Ne plus voir le sang versé de notre peuple devant nos yeux. Cette maudite décennie, cette infernale décade, a créé des blessures massives en nous, des déchirures entre nous. Ce fut une expérience terrible. Cette décennie de terrorisme nous a frappés de sidération : un gouffre de douleurs, une perte d’espoir, un enfer. Par prudence, nous nous sommes imposé un silence pour ne pas réveiller les démons qui dorment dans nos silences et nos traumatismes. Pourtant, il nous faudra bien briser le silence pour revenir à la vie de nos espérances : les démons n’existent pas physiquement mais ils existent mentalement. Ils n’existent qu’en se nourrissant de notre peur, de notre douleur, ils se nourrissent surtout de notre crainte à verbaliser le Mal, par crainte superstitieuse que celui-ci ne se réveille et ne nous frappe de nouveau. Or, c’est en verbalisant les choses que l’on limite la force du Mal, qu’on le surprend, qu’on le saisit, qu’on le déshabille, qu’on le surmonte, c’est en se disant les choses que l’on peut se libérer du Mal et de la peur qu’il sème en nous.
La libération qui nous attend n’est pas d’ordre révolutionnaire, c’est une pratique politique dépassée, trop impulsive, qui ne libère personne et qui ne libère de rien, c’est pire : elle permet la permanence de l’ancien système contesté mais sous d’autres formes, avec d’autres figurants de circonstances ou avec les mêmes figurants ayant eu le temps de se convertir. La libération qui nous attend en tant que peuple c’est celle de la conscience de notre histoire, d’assumer notre identité profonde et de notre responsabilisation collective. Nous sommes tous responsables de l’avenir de l’Algérie, chacun à notre niveau, nous avons tous notre voix à porter en tant que fils ou filles de cette nation. Mais nous devons ensemble être attentifs aux autres Algériens et collectivement nous discipliner pour arpenter cette libération. Nous sommes tous les enfants de ce pays. La monarchie n’a jamais existé en Algérie, c’est un concept inapte pour un peuple aussi libre, aussi franc, aussi allergique à la servilité que le peuple algérien. Nous avons besoin d’un chef qui nous unisse et qui nous représente, certes, mais non d’une famille régnante qui aurait une tentation monarchique et/ou oligarchique.
La récente contribution(1) qui a percuté mon esprit est celle d’Abdelaziz Ghedia : «Gare à celui qui allumera la mèche !». Quelle intuition(2) que la sienne…
Abdelaziz Ghedia a choisi la sentence de Thucydide, historien grec antique : «Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile.» En d’autres termes, un citoyen a le devoir de se mêler des affaires de son pays. Dans le cas contraire, c’est un démissionnaire qui lègue son défaitisme à la génération suivante. Qui de nous se satisferait à se considérer comme un démissionnaire de l’Algérie ?
L’image qui fut choisie pour cette contribution – à savoir l’exposition d’un portrait de M. Abdelaziz Bouteflika presque déifié devant une assemblée de personnes – avait quelque chose de glaçant, de dérangeant, de troublant. Surtout quand on sait la désapprobation des Algériens pour tout ce qui se rapporte à la servilité, à l’adoration des images. Voir cette image fut un moment désagréable pour tout dire : que se passe-t-il dans notre pays pour que l’on fasse une procession (politique) quasi-religieuse, autour du portrait d’un homme semblable à tous les hommes, fût-il président ? Depuis quand les Algériens agissent-ils ainsi ?
Cette image fut décrite sans ménagement – qui peut raisonnablement leur donner tort ? – par plusieurs lecteurs d’Algeriepatriotique : «Un cadre qui reçoit un cadre. Sobhane Allah. L’insulte envers les Algériens n’a jamais atteint ce degré» ; «A chaque fois que je regarde cette photo mon cerveau me renvoie à une autre, c’est bizarre ! A travers cette photo, je vois l’image que présentent les chrétiens un jour de leur fête religieuse, avec un cadre ou une croix représentatif du Christ» ; «Tous tant qu’ils sont, ils ne peuvent être de vrais Algériens, un vrai Algérien ne peut pas être aussi servile ! Eux sont serviles et heureux, ils ne sont donc pas Algériens» ; «Wow ! Tout le monde est ébahi… on dirait la photo d´un prophète !» ; «Rien que de voir cette photo avec cette peinture de Bouteflika me donne le tournis. On est en pleine hypnose collective, sans compter que pour des musulmans (en théorie) se rassembler autour de la représentation iconographique, c’est très limite pour ne pas dire blasphématoire. Mais parlons de faits : un homme malade, en fin de parcours, va représenter notre pays, défiant ainsi toutes les données tangibles du réel, de la médecine et du bon sens. Cette image fait extrêmement peur. On est en plein délire collectif» ; «Quelle photo décadente !».
Parfois, on est obligé de dire les choses, sinon on devient complice de l’aveuglement collectif (ou prétendu collectif, car nous le savons, aucun Algérien sensé ne trouve «normal» qu’un homme âgé, extrêmement malade, puisse continuer à occuper le poste de président narguant ainsi le sens des réalités, ne serait-ce que médicales). Je partage le même point de vue que ces intervenants : Abdelaziz Bouteflika ne peut plus être le président de l’Algérie, ni en réalité ni même de façon symbolique. C’est de soins intensifs dont il a besoin, son état médical ne lui permet pas d’assumer ses responsabilités de pouvoir : c’est impossible. Le maintenir à ce poste relève de l’absurde et du délire pour la quasi-totalité d’entre nous. Pour une infime minorité, cela relève peut-être de l’intérêt matériel : la démesure les a rendus aveugles.
La presse étrangère parle, dans sa couverture de la situation actuelle (refus du 5e mandat) de la fin de la peur. Ce n’est pas de la peur, ce n’est que la fin du chantage. Le chantage des défenseurs du 5e mandat est implicite, mais perceptible : «Ne dites rien sinon une autre période de violence, voire de guerre civile, risque d’advenir». Ce chantage n’impressionne plus. Aucun algérien ne veut le retour de la violence. Mais tous les Algériens veulent un président dans la pleine possession de ses moyens qui leur parle et les tienne – personnellement et régulièrement – informés des horizons choisis pour le futur de notre nation.
Ce chantage d’un retour de la décennie noire est vain : la fin des années de terreur, n’est pas le fait de M. Abdelaziz Bouteflika, avec tout le respect dû à sa personne et à sa fonction, mais le fait de l’armée algérienne. Puisqu’il nous faut chronologiquement être honnête : c’est sous la présidence de Liamine Zeroual que le «gros» de la lutte antiterroriste et les germes de la réconciliation nationale ont été accomplis. Cela n’enlève rien aux qualités politiques de Abdelaziz Bouteflika, ce sont juste des faits tangibles, pour ceux qui gardent la mémoire des événements de ces années. Il n’y a pas de «sauveur» de l’Algérie, mais des Algériens nombreux, courageux – surtout dans les forces de sécurité – qui ensemble ont tout fait pour sauver l’Algérie du terrorisme.
Parlons d’un autre chantage, plus subtile encore, celui des avancées économiques que l’Algérie connaît en matière de projets, d’infrastructures. Ce n’est pas le fait personnel de M. Bouteflika, il a fait ce pour quoi il était élu : servir l’Algérie, travailler pour les Algériens. Aucun président ne doit se vanter de ses réalisations : c’est son rôle, son devoir, sa mission élective. Il faut reconnaître ses réalisations, certes, mais la modestie nous impose de reconnaître qu’elles sont rendues possibles par les richesses contenues dans le sous-sol algérien. Ce qu´il nous faut donc éviter, c’est l’adoration des hommes, quels qu’ils soient. Les hommes ne sont que des hommes, ils doivent être respectés, reconnus, estimés et soutenus, mais ils ne doivent jamais être adorés. Un représentant politique a la responsabilité de travailler pour la communauté dont il est le responsable. La reconnaissance s’impose, mais à quoi bon pousser l’extravagance jusqu’à adorer un homme parmi les hommes ?
Il faudrait beaucoup d’arrogance pour prétendre indiquer aux Algériens qui manifestent actuellement ce qu’ils doivent faire. Notre population, consciente de l’enfer dont nous sortons depuis vingt ans, sera responsable et les manifestations seront pacifiques. Elle se donnera les moyens d’une intelligence, fine et consciente, d’aider les forces de l’ordre pour que personne ne cède aux provocations et aux coups de sang. Notre peuple n’oubliera pas que les forces de l’ordre ne font que leur travail, elles sont mandatées pour faire «fonctionner» les ordres que leur adresse un gouvernement (temporaire par définition). La finesse est d’aider nos forces de l’ordre à faire leur travail en neutralisant ainsi les défenseurs du 5e mandat : rester souverains de nous-mêmes, par le calme et la joie et par la revendication maintenue du refus du 5e mandat. La personne qui a offert une rose à un policier a manifestement compris l’enjeu de la rencontre du peuple algérien avec lui-même : ces policiers font partie de nos familles, ils sont Algériens comme nous tous, et personne parmi nous n’a intérêt à ce que nous nous divisions : il faut donc offrir des fleurs, des salutations, des gâteaux à nos forces de l’ordre et rester dans les rues pour demander l’abandon de l’idée absurde du 5e mandat de Abdelaziz Bouteflika. Oui, il faut neutraliser les «nécessiteux» (comment les appeler autrement ?) du 5e mandat et ils ne pourront rien faire si nos manifestations sont souriantes, pacifiques, calmes et fermes dans leur demande de la fin de cette présidence irraisonnable, quitte à rester assis sur le bitume de nos rues, des heures durant, chaque vendredi, pendant des semaines.
Nous devons écrire, sortir, dire que le 5e mandat d’un homme malade est un déni de réalité et une insulte à notre intelligence collective. Nous savons que nous avons de nombreux patriotes en notre sein, aptes, intelligents, serviteurs fidèles de la nation, prêts à prendre la responsabilité de nous représenter et de nous unir au service de l’Algérie. Nous savons que nous avons des fils loyaux et courageux partout en Algérie, nous savons que parmi nous, des cadres compétents et expérimentés, responsables, ayant la pleine possession de leurs facultés physiques et mentales, existent. C’est eux qui doivent nous représenter. Par simple bon sens. Par nécessité. Par réalisme. Il faut que ces candidats osent s’annoncer et s’affranchir des menaces portées sur leur carrière au sein de la fonction publique. Ce pays ne peut plus être un compte bancaire pour certains et une cause de désespoir ou d’exil pour d’autres. Ce pays doit récupérer ses enfants, notamment son élite nombreuse, obligée à l’exil, ce pays doit rassembler tous ses enfants et prendre le chemin de la construction d’une Algérie plus forte, plus solidaire, plus solide, plus audacieuse et plus créative.
A ceux qui ont «intérêt» au 5e mandat : que Dieu vous guide, vous êtes dans un aveuglement manifeste. Notre nation n’est la propriété domestique de personne, c’est notre héritage généalogique et historique à nous tous, nous les Algériens de toutes les régions. Soyez enfin raisonnables et renoncez à cet égarement absurde et insensé : renoncez au 5e mandat. Le refus du 5e mandat du peuple algérien est majoritaire et limpide : entendez-le. Pour l’amour de l’Algérie et par respect pour le peuple algérien.
N. B.
(1) https://www.algeriepatriotique.com/2019/02/21/gare-a-celui-qui-allumera-la-meche
(2) Nous sommes en présence d’un «mème», terme mis au point par Richard Dawkins pour décrire et expliquer comment les idées et les phénomènes culturels (et politiques) peuvent naître, s’étendre et se répandre.
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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