Interview exclusive – Les anomalies et les dérives de la Cour des comptes (II)

Finances Cour des comptes
Plusieurs ministres des Finances sont aujourd'hui entendus par la justice. PPAgency

Dans cette seconde partie de l’interview, le président du Syndicat national des magistrats de la Cour des comptes relève les «anomalies» et les «dérives» de cette institution de contrôle des finances publiques «depuis 1990 à ce jour». Le magistrat Ahmed Chikhaoui ne voit pas d’autre solution que de «reconstruire» la Cour des comptes pour la voir «érigée en un grand corps d’Etat comme c’est le cas ailleurs».

Algeriepatriotique : Avez-vous déjà contesté la gestion de la Cour des comptes auparavant ou avez-vous attendu le soulèvement populaire auquel vous adhérez pour le faire ?

Ahmed Chikhaoui : A vrai dire, la lutte des magistrats de la Cour des comptes ne date pas d’aujourd’hui. Il suffirait de feuilleter la presse des années précédentes pour s’en rendre compte. Tous les bureaux syndicaux qui se sont succédé de 1990 à ce jour ont dénoncé, chacun à sa manière et selon les circonstances du moment, les anomalies ainsi que les dérives qui ont visé l’affaiblissement de l’institution. La bataille du premier bureau syndical a été de dénoncer l’avènement de la loi 90-32 qui a soustrait le secteur économique du portefeuille de contrôle de la Cour, une remise symbolique des robes des magistrats a d’ailleurs eu lieu au niveau de l’APN à cette époque (décembre 1990).

Le deuxième bureau syndical qui a beaucoup milité pour la dignité des magistrats a, à maintes reprises, dénoncé les dérives autoritaristes du président de la Cour sur les magistrats et qui n’avaient d’autres objectifs que celui de faire taire la seule voix qui dénonçait les atteintes à l’indépendance de ces derniers. Hélas, les membres de ce bureau syndical ont même été sanctionnés pour avoir refusé de cautionner ces dérives.

Le troisième bureau syndical a choisi de porter directement à la connaissance des plus hautes autorités du pays l’état de déliquescence générale dans lequel se trouvait la Cour. Ainsi, par le biais d’une lettre ouverte au président de la République, publiée dans les quotidiens El-Watan et El-Khabar (année 2010), le Syndicat a révélé au grand jour les dysfonctionnements graves que connaissait l’institution. Le contenu de cette lettre, qui est d’ailleurs toujours d’actualité, a parfaitement bien résumé l’état dans lequel était l’institution en le qualifiant de non-gestion et ce, pour plusieurs raisons.

La première est que les responsables de la Cour des comptes ont tout fait pour reléguer la fonction de contrôle au second plan au sein de l’institution, en la déviant même de ses véritables et fondamentales missions en tant que conseiller financier du président de la République.

L’absence d’une vision stratégique pour la Cour, notamment celle liée à la gestion des ressources humaines dont le nombre des magistrats ne correspondait plus au nombre des justiciables et au portefeuille du contrôle de la Cour. L’absence de véritables structures techniques en appui au contrôle. L’isolement de l’institution par rapport à son environnement et les médias, ce qui ne rend pas visibles les résultats de ses travaux. Permettez-moi, enfin, de citer une déclaration d’un ex-membre du bureau syndical au journal El-Watan, dans un article paru le 27 mai 2010 et intitulé «L’exaspération des magistrats», et qui résume à elle seule la situation de la Cour d’hier et d’aujourd’hui, je cite : «Les dysfonctionnements, ou plutôt la non-gestion, de notre institution vont compromettre les missions pour lesquelles nous sommes mandatés, d’autant plus que cela se passe au moment où le pays est plongé dans une corruption à grande échelle.»

La vérité, c’est que nous n’avons jamais cessé d’alerter les plus hautes autorités du pays sur la gravité de la situation qui régnait au niveau de la Cour ; malheureusement, nous n’avons jamais été entendus. Espérons que, cette fois, notre cri de cœur puisse enfin être entendu. Tout ce que nous voulons, désormais, c’est que la Cour des comptes puisse assurer pleinement ses nobles missions pour lesquelles elle a été créée, ni plus ni moins.

Il y a quelques jours, la présidence de la Cour des comptes a démenti des informations parues dans la presse, évoquant des rapports «accablants» sur la mauvaise gestion des deniers publics que votre institution aurait envoyés à la demande du parquet général. Qu’en est-il ?

Nous avons lu, comme tout le monde, ces informations parues dans les journaux et nous en étions étonnés. Toutefois, ce curieux démenti, pour reprendre le titre du quotidien El-Watan, réconforte les déclarations du Syndicat, qui a précisé à maintes reprises que la Cour n’assume plus ce rôle de pourvoyeur de faits susceptibles de qualifications pénales depuis deux décennies.

Cela étant, les rapports d’appréciation sur l’avant-projet de la loi portant règlement budgétaire comportent plusieurs observations se rapportant à la mauvaise gestion, et qui sont restés sans suite, mais peuvent faire l’objet d’exploitation par les organes compétents.

Le communiqué de la Cour des comptes décline «toute responsabilité quant à la diffusion d’informations n’émanant pas officiellement de ses services habilités». Cela suppose-t-il que des informations ont pu être fuitées dans la presse par d’autres canaux, informels ou autres ?

Faute d’éléments probants, je ne peux vous donner une réponse claire sur ce point. Cependant, il est probable que les rapports de contrôle adressés par la Cour aux différents gestionnaires aient fait, ou font, l’objet d’exploitation.

Quel rôle les magistrats de la Cour des comptes peuvent-ils jouer concrètement dans la conjoncture actuelle ?

Faisons un peu d’histoire. La Charte nationale de 1986 (décret n 86-22) a réservé une place très importante à la Cour des comptes. Nous pouvons ainsi lire : «La Cour des comptes se place au premier rang des institutions qui assument le contrôle des dépenses publiques pour préserver ces dernières de la dilapidation et des manœuvres frauduleuses.»

Sommes-nous dans cette vision ? Non. Bien au contraire, notre institution a été délaissée ; les responsables actuels ont aussi permis de faire perdurer la situation que connaît la Cour. Ils n’ont dérangé personne, et la preuve en est là : en 20 ans, aucun responsable d’un ministère dépensier titulaire de gros marchés n’a été inquiété. Aucun dossier au niveau de la Chambre de discipline budgétaire concernant ces gestionnaires ; pis encore, aucun dossier pénal revêtant une importance particulière pour les finances publiques n’a été transmis à la justice, comme le confirme récemment le démenti de la Cour des comptes.

Ainsi, pour que la Cour puisse jouer pleinement son rôle, il est impératif de la reconstruire. Pour cela, il faut commencer dans les plus brefs délais par la révision de ces procédures pour un souci d’assouplissement, garantir son indépendance, revoir les modalités de désignation de son président, les conditions de recrutement de ses magistrats. Notre souhait, c’est de voir la Cour érigée en un grand corps d’Etat, comme c’est le cas ailleurs.

Dans la conjoncture actuelle, la Cour, sous réserve de la réunion des conditions citées auparavant, peut enquêter sur tous les dossiers qui ont moins de dix ans, soit de 2009 à 2019. Dans ce cadre, elle peut entamer les investigations, notamment sur les marchés publics et leur réserver les poursuites, éventuelles, prévues dans l’ordonnance régissant son fonctionnement.

Peuvent-ils aider à faire avancer les enquêtes en cours sur la corruption et la dilapidation des deniers publics ?

Les enquêtes en cours sont entre les mains de la justice. Par conséquent, je m’abstiens de tout commentaire.

Quel est le sort réservé aux rapports annuels de la Cour des comptes ?

Le président de la Cour des comptes est sorti de son bunker pour dire que le rapport annuel de la Cour n’a pas fait l’objet de publication pendant vingt ans. En fait, il n’y a rien de nouveau dans cette déclaration. Ce constat est connu de tous. L’essentiel, c’est de dire aux Algériennes et Algériens quelles sont les démarches entreprises par le président suite aux rapports d’évaluation par les pairs ; Sigma, année 2013 qui a recommandé à la Cour d’«engager un débat avec la présidence de la République et le Parlement quant à la nécessité de modifier certaines dispositions de son cadre légal qui restreignent son indépendance», notamment l’article 16.3 de l’ordonnance n 95-20 concernant la publication du rapport annuel.

Aussi, et pour plus de précisions, ce rapport qui est, certes, un acte important, puisqu’il comprend les principales constatations et observations que la Cour juge nécessaires à porter à la connaissance des pouvoirs publics, demeure néanmoins informatif car, l’essentiel, ce sont les suites réservées à ces observations, s’agissant des faits relevant de la Chambre de discipline budgétaire et/ou ceux susceptibles de qualification pénale.

Par ailleurs, il convient d’ajouter que le rapport de Sigma cité plus haut, ainsi que le rapport d’évaluation de la République algérienne (juillet, 2007), réalisé dans le cadre du mécanisme d’évaluation par les pairs (MAEP) de l’Union africaine, indiquent que la Commission du budget et des finances de l’Assemblée populaire nationale ne reçoit pas ce rapport, pourtant transmis au président de l’Assemblée, comme si le rapport annuel est destiné à la personne du président de l’APN et non pas à une institution législative.

Telles sont quelques pistes de réflexion qui pourraient concourir à la redynamisation de la Cour des comptes mais leur réalisation demeure tributaire d’une volonté claire des pouvoirs publics. En tant que Syndicat mais, surtout, en tant que magistrats, nous serions heureux d’apporter notre modeste contribution pour la réalisation de ce noble objectif.

Merci à Algeriepatriotique de nous avoir offert cet espace de liberté pour nous exprimer.

(Suite et fin)

Propos recueillis par Kamel M.

Comment (4)

    karim
    3 août 2019 - 13 h 22 min

    Il ne faut plus discuter avec eux et les passer tous un par un sur la place publique ils ont tous volé l argent de la nation ils ne sont pour moi pas excusable

    Yes
    23 mai 2019 - 4 h 07 min

    Le président de la cour est là depuis plus de 20 ans!! Et aucun rapport annuel. Voilà des fonctionnaires payés grassement pour rien faire. Ce magistrat dénonce le mécanisme de désignation de son président mais expliquer comment celui-ci est désigné et comment il devrait l’être pour garantir son indépendance.
    C exactement comme le conseil de la magistrature dont le président est le président de la république lui-meme et le vice président c le ministre de la justice!! La boucle est bouclée,comment voulez vous que les juges soient indépendants dans c conditions?? Ils sont sous ordres du pouvoir qui peut les sanctionner à sa guise.

    MB
    22 mai 2019 - 21 h 49 min

    Mais quid des méfaits commis entre 1999 et 2009? Faudra-t-il verser une prime à la corruption en entérinant la prescription taillée pour exonérer les truands de leurs crimes? Pourquoi pas une loi d’exception pour abroger les dispositions fixant la prescription à 10 ans au lieu des 30 ans dans les pays résolus à combattre l’absence corruption?
    Récapitulons: Domestiquer les organes législatifs, neutraliser les instruments de controle, fixer la prescription à 10 ans, puis la faire démarrer à la date de la commission du crime, ensuite limiter les amendes à un montant symbolique (1 million de DA). Et voila comment on détrousse un peuple en toute impunité..

    Anonyme
    22 mai 2019 - 13 h 45 min

    Une volonté du sommet de l’Etat , de saboter le travail de la Cour des Comptes , étouffer la Cour des Comptes durant les 20 derrières années..la méthode Buffet à volonté ..la porte ouverte aux indélicats ou dépassements Budjet , porte ouverte sans douane. C’est ce qui nous vient à l’esprit pour décrire cette très grosse anomalie .

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