L’option bonapartiste en voie de concrétisation en Algérie
Par Mesloub Khider – De toute évidence, en cette période de crise politique aiguë, l’armée a pris conscience de l’impérative nécessité du renouvellement «démocratique» institutionnel. Mais selon les conditions dictées par son état-major. En effet, face à l’érosion des instances politiques dirigeantes grabataires corrompues, son objectif est d’instaurer un nouveau compromis historique par l’intégration d’une classe politique rénovée et modernisée défendant les intérêts des différentes composantes de la société civile bourgeoise mais dans le maintien de l’identique système immuable ; dans le prolongement des précédentes restructurations de l’Etat opérées en 1988 avec l’instauration du multipartisme et, dix ans plus tard, avec l’institutionnalisation de la Concorde civile, restructurations animées par la même résolution de sauvegarder le système instauré au lendemain de l’indépendance de l’Algérie. Avec le régime algérien, c’est l’éternel changement dans la sempiternelle continuation.
Aujourd’hui, l’état-major de l’armée veut réussir son opération de lifting politique afin d’assurer la pérennité du système. Certes, un enrégimentement pérenne du pouvoir est envisageable, mais il serait préjudiciable aux intérêts du capitalisme en Algérie, à notre époque d’extinction des dictatures militaires. Dans cette période de crise économique mondiale marquée par une guerre commerciale exacerbée, du point de vue du capital national, l’Algérie a besoin de stabilité et d’un régime «civil démocratique» technocratique pour affronter efficacement la compétition internationale, notamment dans les secteurs de l’énergie où elle dispose d’une industrie pétrolière et gazière technologiquement efficiente, donc capable de résister à l’âpre concurrence.
En Algérie le «capital social» exige une représentation politique développée et moderne apte à s’adapter à la concurrence économique internationale. Or, cette représentation politique fait cruellement défaut. La plupart des partis sont clientélistes, inféodés au régime et peuplés de parasites politiciens et de prédateurs des richesses nationales.
De nos jours, depuis l’indépendance du pays, la domination économique et politique de la «bourgeoisie étatique» s’appuie essentiellement sur «l’administration bureaucratique» de la rente pétrolière et gazière pour assurer la redistribution parcimonieuse de cette rente.
De fait, depuis le soulèvement populaire du 22 Février, devant les nouvelles classes capitalistes déterminées à être représentées au sommet de l’Etat pour accéder librement aux capitaux internationaux et aux marchandises et face aux secteurs économiques de la petite bourgeoisie, impatients d’accéder au pouvoir législatif, l’état-major temporise en optant pour le maintien du statu quo et le «patriotisme» économique afin de préserver le secteur productif énergétique, en proie à de vives convoitises.
A l’évidence, après six mois de soulèvement, les rouages de l’Etat se grippent, l’économie périclite, la crise budgétaire s’accentue, le système politique s’ankylose. Les institutions étatiques sont menacées d’éclatement. L’Algérie, guettée par la dislocation. Le régime est en pleine déliquescence. C’est dans ce contexte de crise que le pouvoir grabataire en sursis, soutenu à bout de bras par l’armée contre la volonté plébiscitaire du peuple souverain, tente de recomposer l’équilibre politique entre les différentes fractions bourgeoises recyclées. Mais, avec la dégénérescence des anciennes instances politiques «représentatives» algériennes et l’incapacité de la frileuse bourgeoisie algérienne d’imposer sa feuille de route historique, l’état-major de l’armée se voit contraint d’assurer lui-même la gouvernance du pays. Cette solution transitoire de type bonapartiste, en dépit de son anachronisme et de ses préjudiciables répercussions économiques, est l’unique option «politique» susceptible d’éviter l’effondrement des institutions étatiques, en particulier le cœur de l’Etat (le conglomérat énergétique et militaire et l’administration publique). Mais, surtout, seule apte à circonscrire les affrontements de classe inévitables par, si besoin est, la répression tous azimuts, voire la restriction totale des libertés.
Une chose est sûre : en dépit de la platitude des propositions politiques échafaudées par le panel, la mobilisation populaire n’est pas prête de s’éteindre. Seule la menace de la répression militaire pourrait freiner la détermination du mouvement populaire à poursuivre sa mobilisation. Ce reflux, imposé par la force militaire, signifierait la fin du Mouvement 22 Février. Et, subséquemment, la mise en œuvre de la solution bonapartiste décidée par l’armée afin de consolider le capital national algérien, menacé d’éclatement. Cette option bonapartiste s’appliquerait aussi bien contre la bourgeoisie que contre les classes populaires.
Immanquablement, à la faveur de l’implantation de cette inéluctable greffe bonapartiste, de nombreux membres du mouvement démocratique actuel et ancien se rangeraient sous la bannière de l’armée, en échange de quelques sinécures et prébendes garanties par le nouveau régime bonapartiste.
Déjà, la majorité des membres des anciens partis politiques, le FLN et le RND, ont prêté allégeance au nouvel homme fort du pouvoir, le général Ahmed Gaïd- Salah, probable futur empereur galonné de l’Algérie.
En ce qui concerne les islamistes, décontenancés par l’éruption du soulèvement populaire démocratique et «laïque », qui s’est remarquablement distingué par la prodigieuse participation pléthorique des femmes et par l’exhibition d’un esprit patriotique hissé comme étendard contre les tentatives de divisions ethniques opérées par le pouvoir, ils demeurent étrangement circonspects. A priori, ils se sont ralliés aux orientations téméraires du FLN qui soutient, lui, le général Gaïd-Salah.
L’islamisme politique ne fait plus recette. En revanche, demeure fortement prégnante l’idéologie salafiste, elle-même appelée à disparaître du paysage culturel défiguré de l’Algérie, à la faveur de l’émergence de cette «révolution» larvée des mentalités. Au reste, l’épouvantail islamiste ne fait plus peur. L’agitation du spectre islamiste n’effraye pas la nouvelle jeunesse moderne immunisée contre la manipulation religieuse, l’embrigadement salafiste, le chantage politique du régime (ou c’est nous ou c’est l’islamisme). En outre, même les imams «étatiques» stipendiés n’échappent pas à la contestation populaire.
De manière générale, dans cette passe d’armes entre le Mouvement 22 Février et le pouvoir cristallisé par l’état-major de l’armée, l’enjeu s’est déplacé au sein du premier camp «belligérant» politique. En effet, on assiste, au sein du Mouvement 22 Février, à l’apparition des premières fissurations entre les partisans de la composante radicale portée par les éléments progressistes les moins crédules – les populations scolarisées des grandes agglomérations et les mouvements issus de la Kabylie de tout temps opposés au régime –, et les tenants pusillanimes de la ligne modératrice, disposés à adhérer au projet de l’état-major.
De toute évidence l’Algérie ne peut continuer de vivre sous un régime illégitime, qui plus est dans un contexte de crise économique grave. Aujourd’hui, une chose est sûre : ceux d’en haut ne peuvent plus diriger le pays car ceux d’en bas n’en veulent plus. Aussi, en l’absence d’entente entre les différentes fractions bourgeoises pour le remplacement de l’ancienne classe dirigeante étatique définitivement disqualifiée, afin d’assurer la pérennité de l’Exécutif et à défaut de la reconstitution de nouveaux corps intermédiaires politiques et syndicaux hautement formées, affranchis de toute subordination à l’Etat, conditions sine qua non pour toute redynamisation de l’économie algérienne afin de garantir la valorisation et la consolidation du capital national aujourd’hui déstabilisé, la solution bonapartiste est déjà inscrite dans le plan de conquête du pouvoir par l’état-major de l’armée. Car, comme l’a écrit Friedrich Engels, «une semi-dictature bonapartiste est la forme normale». Elle défend les grands intérêts matériels de la bourgeoisie, même contre la volonté de la bourgeoisie, mais ne laisse à la bourgeoisie aucune part dans le gouvernement. La dictature à son tour est forcée, contre sa volonté, d’adopter les intérêts matériels de la bourgeoisie comme siens».
A moins d’un rebondissement glorieux, offert par les classes populaires algériennes encore résolues à se battre. En effet, à la faveur de l’accentuation de l’instabilité politique et de l’aggravation de la crise économique, les travailleurs pourraient brandir l’arme ultime de la grève générale et de l’insubordination collective, favorisant ainsi la voie révolutionnaire authentique par l’instauration d’un pouvoir populaire érigé sur les décombres de l’ancien système déjà actuellement largement désagrégé.
M. K.
NB.: Le bonapartisme est un concept marxiste qui désigne une forme de gouvernement bourgeois autoritaire, qui se place en apparence au-dessus des conflits de parti pour mieux maintenir un ordre menacé. «Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un sauveur couronné.» (Léon Trotsky).
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