Ben Badis, la colonisation et le hirak
Par Mouanis Bekari – Dans sa livraison du 15 août 2019, l’hebdomadaire français L’Obs présente un dossier intitulé «Quand la France occupait l’Algérie». A l’intérieur, un article laisse perplexe. Il est signé Sarah Diffallah et intitulé «Ben Badis, le Luther de l’islam». En résumé, l’auteure laisse entendre que dès 1910, Ben Badis a fédéré autour de sa personne «un petit groupe de fidèles» et entamé un travail en profondeur afin de réveiller une masse amorphe et aliénée par une religion peuplée de superstitions. Cette élite, menée par un démiurge que l’on pourrait croire surgi ex nihilo, va patiemment instiller à la multitude des ignorants qui composaient la population algérienne, l’idée que la personnalité algérienne existe, qu’elle n’est pas soluble dans la France et que la recouvrer transformera la «foule abrutie» en un peuple éveillé.
Ainsi présentée, l’action d’Abdelhamid Ben Badis, notamment par le truchement de l’association des oulémas, dont il assura la présidence dès sa création lors du Congrès d’Alger en 1931 (cf. Ahmed Tawfiq Al-Madani), apparaît comme la matrice du mouvement national et le catalyseur des énergies dont la lutte conduira à la libération de l’Algérie. Et, au-delà, à travers des «banderoles à l’effigie de Ben Badis (qui) trônent désormais au côté des revendications des manifestants qui réclament un changement politique», l’auteure laisse entendre que la filiation est enfin rétablie entre le père putatif de la résurrection de la nation algérienne et le hirak.
Petit-fils de grand féodal, dont la fortune a trouvé à prospérer à la mesure des signalés services qu’il rendait aux colonisateurs, fils de bachagha décoré de la Légion d’honneur et invité de marque du président français Gaston Doumergue lors des festivités du centenaire de la colonisation de l’Algérie, en 1930, à l’occasion desquelles il prononcera un discours plein du désir ardent de travailler «à l’impérissable grandeur de la France», le jeune Ben Badis a grandi dans une aisance qu’il doit au ralliement précoce de sa famille à la puissance coloniale. A ce titre, il a pu étudier à l’université de la Zitouna en 1908, puis entreprendre un périple au Proche-Orient dont il reviendra imbu d’idées et de valeurs qui lui serviront de cadre de réflexion durant toute sa vie. Un cadre qui ne laissera aucune place, et moins encore d’influence aux particularités algériennes. Ainsi, bien que sa famille ait appartenu à la puissante confédération des tribus Sanhadja (amazighes zirides), il n’a jamais laissé transparaître qu’une telle ascendance pouvait être prise en compte dans la définition de la personnalité algérienne, qu’il caractérisera en l’amputant de sa dimension amazighe.
Quant au rôle qu’il jouera dans la maturation du mouvement nationaliste, qu’on en juge : alors que, dès 1926, l’Etoile nord-africaine avait fait de l’indépendance de l’Algérie et des autres pays du Maghreb un crédo de son programme politique, l’association des oulémas, créée 5 ans plus tard, met l’accent sur les aspects éthiques et moraux de la vie quotidienne, exige de ses membres le respect des lois coloniales et interdit tout débat politique au sein de l’association. Ce n’est qu’en janvier 1956, alors que la Guerre de libération fait rage depuis deux ans, que l’association des oulémas musulmans algériens, après avoir refusé par la voix des successeurs de Ben Badis de soutenir le combat pour la libération de l’Algérie (voir les témoignages de Mohamed Boudiaf et de Mohamed Harbi), prend conscience de la portée historique de la guerre et lui apporte enfin son soutien, nonobstant des ralliements individuels plus prompts.
Auréolé de son vivant du prestige qui s’attache au guide spirituel, il sera quasiment mythifié après sa mort, en 1940, et plus encore à l’indépendance, lorsque s’engagera le débat «identitaire» qui avait été occulté durant la Guerre de libération. C’est alors que (re)surgira sa fameuse diatribe contre Ferhat Abbas, «Déclaration nette», parue en 1936, qui servira à discréditer l’ensemble de la tendance démocratique du Mouvement national, au-delà de Ferhat Abbas et de l’UDMA, après que la déclaration de Ben Badis eut été amputée des passages qui révélaient son projet politique pour les Algériens. Une patrie algérienne «prospérant à l’ombre du drapeau tricolore français. Une patrie algérienne, avec ses frontières actuelles connues et dont l’administration est confiée à monsieur le gouverneur général de l’Algérie nommé par l’Etat français». Un projet sous-tendu par une sentence qu’il avait prononcée dès 1925 : «Le peuple algérien est un peuple faible et insuffisamment évolué. Il éprouve la nécessité vitale d’être sous l’aile protectrice d’une nation forte, juste et civilisée qui lui permette de progresser dans la voie de la civilisation et du développement. De telles qualités, il les trouve en la France, à laquelle il se sent attaché par les liens d’intérêt et d’amitié».
A l’indépendance, ses épigones, au premier rang desquels Ahmed Taleb Ibrahimi, ministre de l’Education nationale puis de la Culture sous Boumediene, s’appliqueront à faire prospérer cette mystification au moyen d’une politique d’arabisation à marche forcée, pour laquelle ils étaient disposés à sacrifier «deux ou trois générations», selon les propos attribués à ses promoteurs et jamais démentis. Une immolation que les sacrificateurs étaient d’autant plus enclins à souffrir que leurs propres enfants étaient à l’abri dans des établissements français en Algérie ou en France. Pour ceux qui, dans les années 70, ont vécu cette arabisation à la tronçonneuse, le saccage de l’école algérienne restera l’un des faits marquants de la période, autant que celui de la culture, symbolisé par l’ostracisme infligé à l’un des plus grands écrivains algériens, Kateb Yacine, par le même Ahmed Taleb Ibrahimi, qui s’était impatronisé gardien des Tables de la loi badissienne.
Dans ces conditions, si des «banderoles à l’effigie de Ben Badis» ont bien été vues, ici ou là, tentant de s’infiltrer parmi celles qui proclament les revendications d’un peuple déterminé à reconquérir son Histoire, elles n’y trônent guère, tant s’en faut. La raison en est que le peuple algérien n’est «désormais» ni faible ni «insuffisamment évolué» pour se fier aux duperies des fabulateurs. C’est pourquoi il les a promptement chassés partout où ils tentaient de s’insinuer.
M. B.
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