Mohamed Seddik Benyahia : le Talleyrand algérien
Par Abdelaziz Boucherit – Il se distingua par un système de pensée unique, avec des propos empreints d’un réalisme culturel complet, qui emprunte aux idées modernes leur substance fertile et à la force de la culture traditionnelle l’authenticité du pays réel. En somme, opter pour la modernité et rester intimement attaché à la culture millénaire du pays. On oublie souvent que Mohamed Seddik Benyahia fut un fervent disciple de Farhat Abbas, l’homme du bon sens, l’incompris, le père et adepte du concept fondateur de l’Algérie de demain : l’Algérie algérienne. Une Algérie unie et fraternelle capable de se régénérer en renaissant de ses propres cendres.
Le 12 juillet 1973, au plus fort de sa maturité politique, Mohamed Seddik Benyahia lança, du haut de sa tribune, aux côtés d’un président de la République conquis par la subtilité suprême de la pensée, insolite et supérieure du personnage, avec un sens aigu de la formule, aux étudiants qui étaient venus l’écouter : «Votre présence prouve que vous refusez l’université bourgeoise, l’université citadelle, que vous rejetez l’extraterritorialité culturelle pour entrer dans le pays réel». La nuance aux références culturelles du pays n’était pas fortuite. Elle évoquait, avec un soupçon d’une pique, forgée dans l’élégance d’une pensée étoffée dans la subtilité de l’éloquence, la critique du mauvais virage dans lequel fut engouffré le pays.
Boumediene n’eut rien vu venir, mais il fut alerté par de légères explications de Jean Leca (politologue français) et Jean-Claude Vatin (politologue et chercheur au CNRS). Ils trouvèrent dans cette position un mixage des termes marxistes (université bourgeoise), nationalistes (extraterritorialité), voire franchement aux mœurs et coutumes de la culture traditionnelle (le pays réel). On aurait pu éviter d’aller chercher trop loin des explications farfelues, avec des termes savants faisant référence au marxisme ou on ne sait quoi encore. Le ministre se trouva, ce jour-là, devant un public acquis à sa cause. Il voulut, tout simplement, livrer un message qui lui tenait à cœur : assoir la véritable personnalité de l’Algérie dans la continuité ancestrale d’une culture berbère millénaire. En somme, se ressourcer de notre riche et vieux patrimoine. En langage naturel qui enrobe la conscience, utilisé par les formulations de Ferhat Abbas. Cela voulait dire : l’Algérie algérienne. Formule qui avait inspiré Abane Ramdane et Didouche Mourad avant lui.
Né le 30 janvier 1932 à Jijel, il disparait tragiquement le 3 mai 1982 dans l’explosion d’un avion spécial en route vers Téhéran.
Mohamed Seddik Benyahia, issu d’une famille aisée citadine de Jijel, avait suivi une scolarité assidue qui le conduit du collège de Sétif, où il passera quatre ans, au lycée Bugeaud (l’actuel Emir-Abdelkader) à Alger. Il fut remarqué par ses capacités intellectuelles naissantes et, déjà, le sens aiguisé de la formule. Ses maîtres revenaient souvent sur ses qualités, dans ses bulletins, avec l’appréciation : sujet remarquable. Il lisait beaucoup et fut fasciné par Jacques Prévert. Il connaissait par cœur les poèmes de ce dernier. Mohamed Seddik Benyahia fréquenta l’université d’Alger pour suivre des études de droit. Il obtint son diplôme d’avocat et s’inscrivit en 1953 au barreau d’Alger. En 1951, Il venait d’avoir dix-neuf ans à peine. Le jeune homme adhéra au parti MTLD, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. Il assura la défense de Rabah Bitat, écroué à la prison de Barberousse et profita pour tisser des relations cordiales avec Abane Ramdane. Il quitta le MTLD, lors du conflit entre les messalistes et les centralistes, qui actera la rupture définitive au sein du MTLD, tout en maintenant un contact permanent avec les militants du parti. Le harcèlement de la police coloniale le poussa à rejoindre le FLN à l’extérieur du pays. Il fonda l’UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) avec son ami Lamine Khane (originaire de Collo, dans la wilaya de Skikda) et Ahmed Taleb Ibrahimi. Il fut parmi les initiateurs de la grève, le 19 mai 1956, des étudiants qui rejoignirent en masse les rangs du FLN et de l’ALN.
En août 1956, il sera désigné au Congrès de la Soummam en tant que membre suppléant du CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne). Mohamed Seddik Benyahia fut affiché comme un partisan dévoué à Abane Ramdane en cautionnant la totalité des conclusions du Congrès de la Soummam.
En 1960, il sera nommé au poste de directeur de cabinet du président Ferhat Abbas, lui-même soutien d’Abane Ramdane lors du 2e GPRA.
Après qu’il eut représenté l’Algérie à la conférence des étudiants afro-asiatiques à Bandoeng, Benyahia deviendra le représentant permanent de l’Algérie en Asie du Sud-Est avec la compagnie étroite de Lakhdar Brahimi.
Cet homme de conviction faisait doucement son petit chemin, en dépit d’une santé chancelante. Il fit partie de la délégation algérienne aux pourparlers de Melun en 1961 et s’imposa par son charisme, comme un élément central dans la commission des négociateurs des accords d’Evian. Il visita, au nom du CNRA, les pensionnaires d’Aulnay, muni d’un passeport tunisien. Il était, en outre, accompagné par Abdelaziz Bouteflika, l’œil de l’EMG, muni, lui, d’un passeport marocain.
Mohamed Seddik Benyahia vit, de près, le bras de fer entre Abane Ramdane et l’EMG, l’état-major général. Certains disent le «complot» ou le «coup d’Etat des colonels». Si Mohamed Seddik Benyahia avait observé de près les manœuvres des militaires, il n’avait rien dit. Farhat Abbas savait que ces derniers ne connaissaient que le langage des armes et, impuissant, il laissa faire. Le jeune Benyahia, âgé de vingt-huit ans, prit exemple sur son mentor.
L’homme aura marqué ceux qui l’ont connu par sa modestie, sa discrétion, sa modération et la justesse innée, comme un don du ciel, de ses critiques. Son érudition impressionnait par le verbe et l’étendue de sa sagacité intellectuelle. «Le petit Benyahia», comme aimaient à l’appeler ses compagnons, en raison de sa petite taille, une frêle corpulence et une santé fragile. Il s’imposa par des compétences avérées au sein de la délégation des négociations d’Evian, sans que personne ne trouva rien à redire ni rechigner sur l’évidence de sa présence.
Albert Paul Lentin, qui a suivi de près les négociations d’Evian, le décrit ainsi : «Ce jeune renard aux traits aigus et à l’œil futé se distingue non seulement par une astucieuse subtilité, mais par une volonté de fer. Efficace et avisé, il va de l’avant, en dépit de sa santé chancelante et il se fraie son chemin coûte que coûte, à force de prudente ténacité et de dynamisme contrôlé». Boumediene et son clan se méfièrent de son alignement sur les positions du GPRA, mais utilisèrent ses compétences et son intelligence hors du commun. Boumediene était prudent mais fasciné par le génie du personnage. Il parlait de lui en privé en le traitant de «Talleyrand algérien», une expression qu’il aurait empruntée à Ben Bella qui aimait coller des étiquettes, généralement pour dénigrer.
La peur de l’intelligence et le mépris des diplômés, par les nouveaux maîtres de l’Algérie l’écartèrent volontairement de l’Assemblée constituante. Cette méfiance ira jusqu’à désigner un bureau politique du FLN démuni, littéralement, de diplômés. Le spectre de l’esprit d’Abane, même mort, inquiétait les détenteurs du pouvoir. A leurs yeux, chaque homme politique intelligent, de l’époque, portait, forcément en lui les séquelles des concepts fondateurs édictés par Abane Ramdane et la sagesse politique affinée par Farhat Abbas.
Mohamed Seddik Benyahia avait beaucoup souffert, en silence, de ce mépris à son égard et surtout la politique de guerre entreprise contre l’intelligence. En fin tacticien politique, il prit du recul et demanda à se faire nommer comme ambassadeur à Moscou et à Londres. Mais la malice sans génie ne peut mener nulle part en politique et la pratique du pouvoir sans talent dérive toujours vers l’autoritarisme. Boumediene, contraint et forcé, fit appel aux compétences de Mohamed Seddik Benyahia pour s’occuper, sérieusement, des affaires de l’Etat. Il prit le taureau par les cornes et s’engagea avec énergie dans sa tâche, au service de son peuple, en prenant la responsabilité de plusieurs ministères importants, jusqu’à sa mort.
Mais, en attendant que l’histoire livre tous ses secrets et mette en avant les mérites de tous les enfants du pays, Benyahia, comme tant d’autres, furent victimes d’un système vicieux et cynique, attiré par un pouvoir aux méthodes érodées. Pourtant, il est des morts qui dérangent et dont on craint l’ombre, écrivait feu M’hamed Yazid, le 4 mai 1993, dans une évocation du souvenir de Mohamed Seddik Benyahia. Il suffit à notre peuple de retirer, juste, la poussière des années accumulée sur les noms illustres de ses enfants pour trouver la lumière. Les enfants de l’Algérie qui, par amour pour le pays, ont fait briller, par leurs prises de position la personnalité réelle et éternelle de l’Algérie.
A. B.
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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