Réponses à la lettre de Mme Zohra Drif Bitat au chef d’éat-major au sujet des détenus d’opinion
Par Ali Mebroukine(*) – Mme Zohra Drif Bitat est, a priori, une personne qui inspire respect et considération. Elle est la veuve d’un historique (Rabah Bitat) et ses états de service, durant la Guerre de libération nationale sont irrécusables. Cela devrait lui conférer une autorité morale suffisante pour interpeller, au sujet de détenus d’opinion, le chef d’état-major de l’ANP, le général Ahmed Gaïd-Salah, lui-même moudjahid ayant rejoint le maquis alors qu’il n’avait pas encore 17 ans. Le problème pour elle, comme pour nombre de moudjahidine et moudjahidate, est qu’elle a délaissé le comportement exemplaire qui fut le sien durant la lutte contre l’occupant colonial pour contribuer, avec d’autres, à transformer l’Algérie indépendante en une sorte de néobeylik qui a permis à une caste de s’approprier les richesses et les biens de ce pays. Le néopatrimonialisme algérien (pour faire court) a atteint son acmé avec Bouteflika et a duré 20 ans, soit plus du tiers de la période d’indépendance.
La lettre ouverte qu’elle a adressée le 2 juin dernier au chef d’état-major appelle cinq observations.
L’initiative originelle de Mme Zohra Drif Bitat ne concernait que le cas de Louisa Hanoune qui n’est pas détenue à la maison d’arrêt civile de Blida pour une opinion qu’elle aurait exprimée officiellement ou en off ni pour sa position sur la gestion actuelle de la crise politique par l’état-major. Elle a toujours été libre de s’exprimer, de critiquer de façon souvent véhémente certains des ministres de Bouteflika et même de diffamer une ministre en exercice qu’elle a traitée de «délinquante», se substituant ainsi à la justice. Elle est allée jusqu’à laisser entendre que le pays était livré à des intérêts étrangers (uniquement parce que la privatisation de certaines entreprises publiques avait été envisagée) et affectant, avec un machiavélisme sournois, de dissocier l’état d’esprit du président Bouteflika de celui des autres responsables publics, alors qu’il crevait les yeux que ces derniers procédaient directement et exclusivement de lui. Aujourd’hui, c’est à l’accusation de démontrer que Louisa Hanoune a réellement participé à un complot contre les institutions de l’Etat et le haut commandement militaire, et qu’elle était la «comparse d’une camarilla de régicides».
Si la justice échoue à apporter des preuves de l’implication de Louisa Hanoune dans ce complot (qui est bien réel et dont beaucoup d’Algériens ignorent l’ampleur), elle devra bénéficier d’un non-lieu, être libérée sur-le-champ et indemnisée du lourd préjudice moral et matériel qu’elle aurait subi.
Ce n’est qu’après la réaction indignée de certaines associations et coordinations qui militent réellement pour les droits de l’Homme que Mme Zohra Drif Bitat a été amenée à rectifier le tir et à inclure dans sa supplique les véritables détenus d’opinion qui croupissent dans les prisons algériennes, dans des conditions parfois infrahumaines. Elle ajoute à cette liste le malheureux Kamel-Eddine Fekhar dont tout le monde attend du chef d’état-major de l’ANP qu’il prenne les sanctions appropriées à l’encontre de tous ceux qui l’ont laissé mourir.
Aux yeux de Mme Zohra Drif Bitat, seules comptent les personnes importantes, celles qui disposent de relais et de réseaux en Algérie et à l’étranger, dont la visibilité médiatique est tellement outrancière qu’elle fait écran à l’émergence d’autres figures politiques ou de la société civile, même si leur audience auprès de la population est voisine de zéro, et cela, quels que fussent leurs crimes ou leurs délits. Tous les autres sont censés être attachés à la glèbe et soumis au caprice et au bon plaisir du prince. Pour Mme Zohra Drif Bitat, l’essentiel est de voler au secours de la secrétaire générale du PT, membre de l’establishment, peut-être étrangère à tout complot contre l’Etat, mais qui a été liée indissolublement, 20 ans durant, à un dictateur et un despote, lequel n’a eu de cesse de faire bon marché de la liberté et même de la vie de certains de nos compatriotes.
Pendant 20 ans, Mme Zohra Drif Bitat s’est compromise avec le régime d’Abdelaziz Bouteflika, même si elle a pu, à partir du 1er novembre 2015, s’aliéner la fratrie de l’ex-président de la République, lorsque, avec 18 autres personnalités (dont Louisa Hanoune), elle a voulu s’enquérir de l’état de santé réel d’Abdelaziz Bouteflika et s’assurer qu’il était toujours le maître de céans et non pas un homme manipulé par des forces extraconstitutionnelles menées par son frère cadet. Cette mission a été confiée au groupe des 19 moins 4 (les quatre candides se sont rétractés dignement à la dernière minute) par le général Mediene (auquel la ministre la plus dépensière de la République, Khalida Toumi, est également très liée). Il ne s’agissait nullement pour les 15 de s’inquiéter du devenir de l’Algérie, en raison de la quasi-impotence du chef de l’Etat (c’était bien le cadet de leurs soucis), mais d’exécuter la mission confiée à eux par le général Mediene, écarté de la façon la plus humiliante de son poste de patron du ci-devant DRS et espérant un retour en grâce.
Depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir en 1999, dans aucune circonstance, Mme Zohra Drif Bitat ne s’est émue de la dégradation visible de la situation des droits de l’Homme, du sort de centaines de journalistes, bloggeurs, youtubeurs, animateurs de sites en ligne, militants des droits de l’Homme, universitaires embastillés pour une opinion, une caricature, une appréciation jugée désobligeante à l’égard des corps constitués, un message sur les réseaux sociaux et parfois sur la base d’un dossier complètement vide, comme cela a été le cas de Marzouk Touati et de l’auteur de ses lignes. S’agissant de Kamel-Eddine Fekhar, Mme Zohra Drif Bitat est malvenue de le citer. Cela fait des années que ce militant de la cause mozabite et amazighe se bat contre le pouvoir de Bouteflika et de ses sbires. Il n’a jamais inspiré la moindre compassion à Mme Zohra Drif Bitat, si prompte à réagir lorsqu’une responsable politique est interpellée par la justice. Lorsque Kamel-Eddine Fekhar traversait ses plus éprouvantes tribulations avec la justice algérienne, où était donc Mme Zohra Drif Bitat qui disposait, à cette époque, d’une réelle influence sur le décideur suprême ? Elle s’est bien gardée d’en user, mais aujourd’hui que le vent a tourné pour le régime (dont elle a été une des principales figures de proue), elle entreprend de défendre les droits de l’Homme et la cause de ceux qui sont détenus au mépris de la présomption d’innocence et parfois en violation du Code pénal, lorsque des chefs d’inculpation sont purement imaginaires. Mme Zohra Drif Bitat est allée même jusqu’à se mêler au hirak, alors qu’elle incarne jusqu’à la caricature tout ce dont celui-ci exige la profanation.
Mme Zohra Drif Bitat gagnerait à se retirer définitivement de la scène politique et médiatique. Elle ne peut prétendre au statut de directeur de conscience. Elle n’a pas le droit de s’exprimer au nom de ceux, détenus arbitrairement, qui seront bientôt libérés. Elle n’a pas le droit de parler de Kamel-Eddine Fekhar dont la conception de l’Etat et de la nation était aux antipodes de la sienne. Enfin, elle est mal placée pour flétrir le régime de Bouteflika qu’elle a servi sans état d’âme et en parfaite connaissance du mal qu’il infligeait au pays.
A. M.
(*) Professeur de droit, militant démocrate
Ndlr : Les opinions exprimées dans cette tribune ouverte aux lecteurs visent à susciter un débat. Elles n’engagent que l’auteur et ne correspondent pas nécessairement à la ligne éditoriale d’Algeriepatriotique.
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