Ali Kahlane : «Les pays qui rateront la révolution numérique seront de nouveau colonisés» (III)

Algeriepatriotique : Vous avez déclaré récemment que Facebook était «une révolution dans la révolution». Que voulez-vous dire par là ?

Algeriepatriotique : Vous avez déclaré récemment que Facebook était «une révolution dans la révolution». Que voulez-vous dire par là ?
Ali Kahlane :
En effet, enclenchée dans les années 70, bien après celle du livre et juste après celle de l’électricité, la révolution de l’internet, fondée sur l’informatique, se poursuit encore aujourd’hui sous nos yeux. Elle est en train de changer l’être humain et ses relations aussi bien avec son prochain qu’avec les objets qui l’entourent et qu’il utilise. Cette révolution, loin d’être terminée, est en train d’enfanter des technologies et des pratiques en rupture totale avec tout ce que l’être humain a pu inventer comme moyen d’apprendre de son univers, d’en accumuler les connaissances tout en en distribuant le savoir autour de lui. Ce bouleversement de tous les jours, de toutes les heures et de toutes les minutes remet l’homme au centre de monde, il lui redonne le contrôle de son présent pour mieux appréhender son avenir immédiat !
Qu’est-ce qui rend cette «révolution» aussi particulière ?
Jusqu’il n’y a pas longtemps, l’ordinateur trônait dans une grande salle propre et climatisée, tout seul, l’homme l’opérait à merveille, mais avec une capacité à la communication quasi nulle. Très vite, de mini il s’apprivoise et devient micro. L’homme l’utilisant pour lui-même, il est ordinateur personnel, un PC, il a dorénavant des capacités de communication, quoique rudimentaires. L’homme apprend à le porter sur ses genoux, les Anglo-Saxons lui ont même donné le nom approprié de «laptop». Il devient très vite portable, mobile même et la convergence des technologies aidant, désormais l’une de ses principales fonctions est même la communication. Il y excelle à tel point qu’en l’espace d’une petite décennie, ses fidèles se comptent par centaines de millions à travers le monde. C’est devenu un droit, les PIB mondiaux l’intègrent dans leurs paniers de chiffres significatifs et l’ONU en fait un indicateur de développement incontournable. Mais l’internet qu’il embarque est de plus en plus intrusif. Il change et bouleverse tout, il accélère tout ce qu’il touche. Fait curieux et inattendu, la machine (le smartphone, la tablette, etc.) s’éclipse et se fait de moins en moins centrale. Les applications et le contenu deviennent, eux, centraux et objets de toutes les convoitises. L’universalité des besoins en contenu, géré par cet outil, avec leur personnalisation continue le fait passer du creux des genoux au creux de la main. Tout a évolué si vite, tout semble pouvoir donner encore plus de puissance à l’homme en l’interconnectant avec toujours plus de ses semblables, à échanger encore plus de choses avec eux, à donner tout autant qu’à recevoir de l’information dont le volume augmente d’une manière exponentielle, mais dont la valeur intrinsèque tend vers presque rien.
Qu’est-ce qui va coûter de plus en plus cher dans ce processus ?
La révolution dans la révolution dont il est question ici a eu comme révélateur les réseaux sociaux et Facebook en particulier, comme déjà développé ci-dessus et dans les autres parties de cet entretien (voir les parties I et la II). La révolution qui s’en déclinerait sera la plus grande des révolutions économiques et sociales de l’histoire du monde. Lorsque les nouvelles formes de technologie de communication convergeront avec de nouveaux systèmes de production et de distribution d’énergie, celles-là mêmes qui viendraient des énergies renouvelables et qu’on appelle actuellement l’énergie verte. L’énergie verte, toutes formes confondues, se maîtrise de plus en plus vite et ses performances s’accélèrent à un rythme soutenu, avec une réduction des coûts à la production qui rivalisent de plus en plus avec les énergies fossiles. Même si elle reste relativement chère pour le «moment». Par contre, et comme dit plus haut, la production et la distribution de l’information seraient de moins en moins «monétisées», puisque c’est l’économie numérique qui s’en occuperait. En effet, la ligne de séparation entre ce qu’est une technologie et un service est de moins en moins claire, de moins en moins tranchée. Les usines Rolls-Royce ne vendent plus de moteurs d’avion ; elles vendent le nombre d’heures de vol qu’est capable de donner chaque moteur d’avion qu’ils construisent pour faire voler un avion dans le ciel. L’information trônera en maîtresse absolue. Tout comme l’information, les énergies renouvelables seront et devront un jour ou l’autre aussi tendre vers un coût de zéro. Le soleil, le vent, la biomasse, la géothermie et l’hydroélectricité sont disponibles partout et pour tout le monde tout comme l’information, et l’un comme l’autre sont théoriquement infinis. Cette révolution va changer la manière avec laquelle l’énergie va être distribuée au XXIe siècle. Dans les décennies à venir, des centaines de millions de personnes produiront leur propre électricité, dans leur propre maison, dans leur bureau ou dans les usines. Ils vont aussi partager cette énergie verte les uns avec les autres au moyen de l’«énergie internet», exactement de la même manière que nous avons commencé à produire et partager l’information en ligne actuellement. Chaque être humain sur la terre devient sa propre source d’énergie, à la fois au propre et au figuré. Ce que nous sommes en train d’apprendre à faire au moyen des réseaux sociaux, sans trop savoir ni comment ni pourquoi, cela nous paraît si naturel de le faire, n’a pas fini de nous étonner ni préfigurer tout ce qui nous attend. D’ici à la fin de ce siècle, l’énergie internet et les énergies renouvelables vont fusionner pour créer une nouvelle infrastructure entièrement basée sur le numérique, cette dernière va changer tous les paradigmes économiques actuels et par voie de conséquence la façon dont le pouvoir est distribué dans le monde. Une chose semble être sûre pourtant : les pays qui ont raté leur révolution industrielle parce qu’ils étaient colonisés à cette époque-là, si jamais il leur arrivait de rater leur révolution numérique seront de nouveau colonisés.
Vous avez parlé également carrément d’«état de guerre». Sommes-nous déjà entrés dans une cyberguerre ?
Les guerres telles que nous les connaissons se passent dans des champs de bataille dits classiques comme les guerres terrestre, navale, aérienne et, pour certains, spatiale. Il existe maintenant un cinquième type de guerre, que tout pays peut mener et même gagner sans coup férir. Il est accessible à tous, aux petits et aux grands, aux puissants comme aux faibles, son champ de bataille est l’internet ou l’espace du Net, c’est une guerre qui se déroule dans le cyberespace. En effet, la cyberguerre, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, ne peut pas être gagnée avec la force matérielle même combinée avec un effectif humain conséquent. Avec ce type de guerre, les contraintes que pourrait avoir une armée conventionnelle disparaissent complètement. La flexibilité de mouvement est totale, car elle est supranationale, sans aucune frontière physique, encore moins virtuelle. Ce type de guerre ne peut être gagné qu’avec une connaissance supérieure. Supérieure, car l’ennemi est théoriquement toujours en avance, et le défi permanent et de l’atteindre et le dépasser. Il n’est plus nécessaire de porter l’uniforme et d’aller au front. Les conflits et les éléments de la guerre classique et traditionnelle sont désormais obsolètes, ils peuvent à peine servir à la dissuasion. Les autres particularités de cette guerre sont qu’elle est silencieuse, c’est une guerre où l’ennemi est invisible. Les pertes humaines peuvent très bien ne jamais exister du moins pas d’une manière directe. C’est une guerre que certains pays qualifient pudiquement ou prudemment, au choix, de «guerre propre». Par contre, les dégâts peuvent très bien être aussi importants, sinon beaucoup plus que dans une guerre classique. Ce que je viens de décrire, c’est la dimension étatique d’une cyberguerre où même si l’ennemi est invisible, il n’est pas forcément inconnu. C’est la cyberguerre 2.0 (par analogie au web 2.0), qui a été inaugurée par les Etats-Unis juste après les attentats de 11 septembre 2001. Je ne citerai que deux exemples de ce type de cyberguerre, le premier est manifestement de type étatique et l’autre terroriste. En août 2008, au moment même où les troupes russes pénétraient en Géorgie, une énorme cyberattaque multiforme est perpétrée contre les infrastructures et les sites web gouvernementaux géorgiens. Ils ont eu droit à toute la panoplie de ce type d’attaque, du détournement de sites web en passant par les dénis de services jusqu’à l’arrêt complet du système de communication VoIP de tout le pays. Tous les sites institutionnels et ses infrastructures opérationnelles sont complètement bloqués ou fortement malmenés. Les retombées psychologiques d’une telle action ont été dévastatrices sur tout le pays qui ne s’en était toujours pas remis 12 mois après. Fait historique troublant, durant cette attaque, nous sommes passés très près d’une cyberguerre mondiale. En effet, suite à cette attaque, certains sites web souverains, notamment celui de la Présidence et celui du ministère des Affaires étrangères géorgiens ont été délocalisés et hébergés aux Etats-Unis pour assurer la continuité de l’Etat aux yeux du reste du monde. Les Etats-Unis ont averti que si jamais leurs sites venaient à être attaqués, ils considéraient cela comme une guerre dirigée contre eux et riposteraient immédiatement. Les assaillants de l’époque ne l’ont finalement pas fait. Ouf ! Un autre cas plus proche de nous, qui s’est passé en 2012 à Dhahran (Arabie Saoudite) le soir de Laïlat al-qadr, où un groupe de hackers, se disant islamiques et terroristes, effaçaient les disques durs de 30 000 ordinateurs de la plus grande compagnie pétrolière du monde, Saudi Aramco. Pour la bonne mesure, ils iront jusqu’à afficher sur les écrans de tous ces ordinateurs un drapeau américain en flamme. Les évènements que nous vivons depuis une quinzaine d’années montrent clairement que nous sommes entrés dans un autre type de guerre. L’internet mobile a changé toute la donne. L’internet est certes la communication totale, mais c’est aussi la surveillance globale. Nous sommes désormais dans la cyberguerre 3.0 qui prend en compte le fait que plus de trois milliards d’humains sont connectés à l’internet. Le Net n’est pas une créature immuable et nous aurons tort de le croire. L’internet actuel est un réseau de machines, il interconnecte des ordinateurs entre eux. L’essentiel de ses données est celui produit par ses utilisateurs. Mais dans l’internet de demain, l’essentiel des données du réseau viendrait d’objets et de capteurs interconnectés entre eux, ils échangeraient des données, se parleraient et, surtout il y aurait de plus en plus d’êtres humains qui seront aussi directement connectés et interconnectés. L’«IPv4» (Internet Protocol version 4), le système d’adressage actuel, ne peut adresser qu’un peu moins de 4,3 milliards de machines. Pour adresser tous les humains et les objets qu’ils utiliseront ou pas, un adressage quasi infini est nécessaire. Le mode IPv6 a été créé pour répondre à ce besoin. Il pourrait adresser un nombre illimité de machines, d’objets et tout type d’être vivant. Avec ce mode d’adressage, nous pourrions allouer 1 564 adresses IP différentes et pouvoir atteindre chaque mètre carré de la surface terrestre, océan compris. Connecter et se connecter c’est bien, savoir où se trouve ce qu’on connecte et qui est connecté, c’est mieux et surtout indispensable. Les cyberattaques et cyberguerres font maintenant partie de l’arsenal des guerres modernes. Contre qui, quand et où la prochaine attaque sera lancée est certes inconnu, mais une chose est sûre, celle-ci arrivera. Les chiffres sont affolants, les capacités et les moyens techniques aussi. Aussi aurions-nous intérêt, tout intérêt, à envisager dès maintenant les modalités d’une éventuelle cyberpaix à la prochaine Assemblée générale de l’ONU, histoire de faire le point…
Interview réalisée par Karim Bouali
(Suite et fin)
Ali Kahlane est vice-président du think tank Care (Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise), ancien professeur à l’EMP (Ecole militaire polytechnique, ex-Enita), Ph.D. en informatique (Londres).
 

Pas de commentaires! Soyez le premier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.