Contribution – Se plaindre d’être pillé par le Maroc met à nu notre inertie
«L’ennemi de la vérité ce n’est pas le mensonge, c’est la certitude.» (Friedrich Nietzsche)
Par Al-Hanif – Inscrire au Patrimoine immatériel de l’humanité la défense des cultures invisibles, écartées jusqu’alors par une vision savante et élitiste qui avait défini l’art majeur, essentiellement dans ses modalités architecturales, et d’artefacts conservés dans des musées, semblait une bonne idée.
Dans un contexte de mondialisation croissante et d’uniformisation des goûts, l’inscription de la frite belge, du langage sifflé des bergers turcs, de la danse du bâton au son des tambours des bédouins d’Arabie Saoudite, du jeu de bourle du nord de la France ou des osselets dans de nombreux pays, faisait un contrepoids heureux à la vision d’un monde habitué à célébrer non pas le génie populaire, mais une culture officielle qui entendait baliser les parcours.
Par la suite, il y eu dévoiement de cette belle idée, avec les Etats se précipitant pour figurer dans ce classement qui garantissait prestige, retombées culturelles… et rente politique. Le label devenait marque déposée et des pratiques communes à l’humanité étaient emprisonnées dans un territoire et captées au profit de pays. L’universel servit de prétexte aux nationalismes et aux arrière-pensées et l’humanité était sommée, paradoxalement, d’être emprisonnée dans une géographie, celle des Etats.
Alors que le Maroc dégainait à tout-va et présentait demande sur demande pour obtenir le label marocain sur des pratiques et des rituels – souvent communs au même fonds civilisationnel et géographique, parfois en s’appropriant le patrimoine d’autrui –, l’Algérie ne présentait en 2013 et en 2015 que le pèlerinage annuel de deux zaouïas comme manifestations dignes de figurer au palmarès. Les années précédentes, certains traits culturels que nous avions en commun avec des pays du Sahel avaient quand même fait l’objet d’une demande de reconnaissance. Merci à ceux qui ont su lire la profondeur stratégique historique de notre identité africaine !
Se plaindre d’être pillé par le Maroc ne fait que mettre la lumière sur notre inertie et notre conception fossilisée et folklorisée de la culture. Et il n’y a pas naïveté plus grande que d’ignorer, à travers l’inscription au Patrimoine immatériel de l’humanité, le formidable outil de soft power et les récupérations politiques présentes dans la précipitation de présenter dossiers et candidatures.
Le nationalisme le plus chatouilleux ne remplacera pas l’efficacité d’une politique culturelle offensive, en phase avec son temps, alors que nous avons toujours traité ce secteur en parent pauvre, prisonniers des mêmes obsessions ; prisonniers que nous restons de combats d’arrière-garde qui dessinent un véritable univers mental concentrationnaire dans lequel les neurones agonisent, faute d’oxygène et d’air renouvelé.
Bou Saâda qui dispose d’un décor naturel qui a déjà attiré les plus grandes productions cinématographiques dans le passé, ne fait, par exemple, l’objet d’aucune demande de classement. Et le musée Nasr-Eddine-Dinet est trop à l’étroit dans son site naturel devenu carcan et obstacle au développement envisagé. Ce musée pourrait être une passerelle, un témoignage de l’hybridation des cultures et une affirmation de la spiritualité de nos terres. La lettre manuscrite de Dinet demandant à être enterré comme musulman reste un document à être lu non comme la preuve d’une supériorité religieuse à faire prévaloir, mais comme affirmation d’une quête personnelle qui trouve son chemin et sa halte ultime. Cette région dispose de militants de la culture enrôlés dans l’impérieuse volonté de transmettre aux générations futures et on a l’impression que les personnages des toiles de Dinet s’échappent du canevas pour se joindre aux conversations chuchotées.
Dans cette région et dans bien d’autres, des militants de la culture se consument d’un feu intérieur et deviennent étrangers, sinon étranges, à un environnement mercantile qui a choisi le totem de l’argent et de la pseudo-réussite sociale à exhiber.
Si j’en avais le pouvoir, je présenterais au patrimoine de l’humanité ce jardinier de M’sila, dépositaire d’un savoir que nulle bibliothèque ne peut offrir. Rempli de la passion de son minuscule environnement, il aimait son jardin comme on aime la terre tout entière, une femme ou une mère nourricière. Il y voyait l’œuvre du Seigneur. Chaque grenadier, chaque citronnier, chaque fleur, chaque plant de tomate, chaque cigogne venue nicher étaient pour lui témoignage du message divin. Il me commenta des sourate avec plus de pertinence que le plus grand des théologiens et ne s’enquit jamais de ma pratique supposée ou réelle.
Il me rappelait cet autre jardinier de la lointaine Ecosse qui livrait chaque année son Eden aux visiteurs pour y conter l’acclimatation réussie des nombreuses espèces et la beauté de ses roses aux pétales fragiles qui se déclinaient dans un spectre de couleurs qui aurait rendu jaloux le plus grand des peintres. Ces derniers pouvaient exceller dans la représentation de la nature morte ! La sienne était explosion de vie, de couleurs et odorante à souhait. Elle était tableau vivant, offrande des cycles des saisons et de l’amour expert d’un jardinier. Sa seule récompense venait de l’appréciation de ces visiteurs venus de cette humanité que l’on s’ingénie à diviser, à assigner à résidence géographique confessionnelle ou culturelle.
Ce jour-là, W., un Chinois de Taïwan, et sa petite famille m’avaient accompagné. Si j’en avais le pouvoir, je nommerais sa femme ambassadrice de la cuisine chinoise et exigerais que leur courtoisie serve de mesure étalon pour être inscrite au Patrimoine de l’humanité. J’avais dégusté chez eux les plats les plus succulents et en était reparti avec la plus grande des culpabilités, lorsque j’ai appris au hasard d’une question que mon hôtesse avait sacrifié une nuit de sommeil pour confectionner cette myriade de plats. Chez elle, elle était fille de ministre.
Pourtant, dans ce combat culturel il y a, comme le signalait Cherif Khaznadar, des dangers à éviter : la muséfication, la folklorisation et la commercialisation.
Le terrain culturel est d’abord enjeu politique, qui peut, s’il évite de verser dans le fossé de pratiques aseptisées, garantir des retombées économiques en drainant un tourisme hybride et en mettant en avant l’arme d’un rayonnement culturel.
On se plaint de la captation du raï alors que l’on a lapidé sur la place publique son vecteur de diffusion et la personne qui le personnifiait. Nos ornières, nos «menottes de l’esprit» et notre haine atavique des intellectuels jouent contre nous, c’est-à-dire contre le pays.
A.-H.
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