Le clan a fait un rêve : le mythe de la démocratie à l’algérienne
Par Farès A. – La démocratie à l’algérienne, imaginée ou tentée depuis 1962, est-elle le résultat d’une volonté politique machiavélique ou de l’incompétence d’une élite qui se proclamait «légitime et révolutionnaire» pour gérer à son profit le malheur des Algériens ? Ce peuple a-t-il lutté pour obtenir des droits et jouir de leurs fruits après les avoir courageusement arrachés des mains du colonialisme français ? Autrement dit, ce peuple a-t-il réussi à faire plier «la France coloniale devant la puissance de ses aspirations pour mieux vomir sur la place publique la liberté, l’égalité et la fraternité algérienne et universelle comme autant de valeurs sacrées à défendre» ?
Plutôt que de flatter notre ego de citoyen algérien et de nous conférer une puissance que nous nous supposons dans la région du pourtour méditerranéen et dans le monde, apprenons enfin à exercer notre esprit critique, il va sans dire – sur nous-mêmes – et prenons à partie le mythe de notre nombrilisme et de notre «nif légendaire».
Au lieu de voir la démocratie comme un but et non comme une supercherie depuis l’indépendance de notre pays, voyons le processus de démocratisation à l’algérienne comme la suite d’adaptations entreprises par le clan prédateur pour consolider sa domination et se préserver des éruptions populaires jugées dangereuses et débordantes chez les Algériens qui ont une empathie révolutionnaire presque génétique.
Parions qu’en partant de ce point de vue – méthodologique –, nous constaterons, avec trouble et peut-être une certaine amertume, que le clan n’as pas cédé, depuis 1962, une once de son pouvoir au peuple en lui offrant généreusement des droits, des institutions, des représentations démocratiques dignes d’un grand Etat.
En adoptant cette perspective, nous ne cherchons pas à désenchanter les luttes politiques et sociales du Hirak. Nous souhaitons simplement souligner que ces luttes, si elles n’ont pas été inutiles ces dix derniers mois, si elles n’ont pas été dépourvues de moments collectifs fraternels et héroïques, si elles ont pu remporter des victoires importantes ici ou là, elles n’ont, pour le moment, pas encore atteint le cœur même du problème de la société algérienne.
A l’origine du discours révolutionnaire sur la démocratie, le clan
Le clan est, en effet, à l’origine d’un discours pompeusement «révolutionnaire» pour façonner une démocratie à son image afin qu’elle serve ses intérêts particuliers. La démocratie à l’algérienne en porte la marque (le système représentatif) ; nos institutions en ont les stigmates (un multipartisme de façade ; des droits et des libertés impuissants contre les fondamentaux de la cooptation voulue comme système de gouvernance par le clan ; l’argent comme carburant de la vie politique et de la corruption ; une répartition très inégalitaire des richesses produites par la rente du pétrole et du gaz).
Le clan a su faire siennes toutes les revendications populaires pour les orienter en sa faveur ou pour les vider d’une partie de leur substance corrosive. Il a pu insuffler, à partir d’octobre 1988, des changements démocratiques de manière à ce qu’ils ne remettent en cause ses fondamentaux qu’à la marge. Le clan a réussi à se fondre dans un moule pseudo-démocratique et à s’en faire un bouclier qui le protège des colères populaires depuis plusieurs décennies.
Ce point de vue devrait nous permettre de comprendre pourquoi la démocratie à l’algérienne nous inonde d’informations qui nous révèlent, de manière régulière, comment des crimes économiques ont assassiné l’avenir et l’espoir de la jeunesse algérienne.
Cette démocratie à l’algérienne, à la fois instrument de protection et de domination du clan, a donné ces vingt dernières années une force légale et morale aux prédations de nos «élites». Par le système de la représentation, le peuple qui est allé voter a offert sa caution morale aux choix de ses mandataires qui ont toujours prétendu agir en son nom, ce qui n’est, d’ailleurs, guère contestable d’un point de vue légal.
De la sorte, les crimes du clan sont aussi ceux de beaucoup d’Algériens, puisqu’ils sont l’œuvre de nos supposés représentants et que nos protestations face à leurs actions criminelles se sont généralement traduits par leur réélection.
Quelquefois, cependant, il est arrivé qu’un des mauvais génies du clan soit sacrifié par ses pairs et soit mis à l’écart. Mais, dans ce dernier cas, il est généralement prestement remplacé par un autre «démocrate» aux mains sales qui poursuit allègrement l’œuvre de son prédécesseur.
Enfin, ce point de vue nous aidera peut-être à comprendre l’ampleur de l’effort qu’il reste à accomplir pour tenter l’aventure démocratique contre le principal obstacle à l’abolition des contradictions et des ambiguïtés de la société algérienne déliquescente : le pouvoir inébranlable et occulte du clan. Cela nous permettra de percevoir l’impasse qu’il y a à jeter toute son énergie combative dans des luttes périphériques sociétales (pour ou contre l’emblème amazigh, la suppression de la besmala dans certains livres scolaires, le remplacement du français par l’anglais à l’université, etc.) qui n’atteignent pas ni ne cherchent à atteindre le cœur de ce pouvoir.
Dans la patrie des braves et de Novembre 1954, il y a des maîtres et des esclaves
Au commencement de la jeune République algérienne démocratique et populaire, les «élites» autoproclamées ont passé un marché – à la bourse des valeurs humaines – avec leur peuple, dont la philosophie pourrait se résumer en ces mots : «Vous nous laissez hériter de la terre algérienne, vous nous permettez d’utiliser le pétrole et le gaz pour nos intérêts et ceux de nos familles et de nos amis et, en échange, nous vous octroyons des droits à l’assistanat social et à la paresse !»
Pour prendre la place des colons français sur le territoire libéré au prix du sang des martyrs, il fallait que «l’élite» autoproclamée parvienne à faire passer ce marchandage pour une émancipation du peuple. Il ne s’agissait, cependant, que d’officialiser la substitution d’un clan colonial par un autre local qui voulait se réserver les richesses tirées de l’esclavage politique du peuple. Pour cela, il fallait pour le clan local mettre en scène le peuple et prétendre défendre des valeurs universelles et une cause morale et révolutionnaire.
Pour réussir, il fallait également que le peuple joue le rôle qu’on voulait qu’il tienne : qu’il se contente de droits à l’assistanat social et à la paresse qu’il croyait détenir comme un avantage inégalé, comparé à l’oppression politique et économique du colonialisme français, et qu’il consacre, en guise de reconnaissance, la domination du clan local.
Les droits à l’assistanat et à la paresse n’ont été octroyés que pour moraliser et justifier l’exploitation du plus grand nombre de citoyens et donner à cette exploitation le sceau démocratique à l’algérienne qui allait permettre de prétendre qu’elle est le résultat de l’expression de la souveraineté populaire. Ce n’est plus le colonialisme français qui exige et impose une société de maîtres et d’esclaves, de dominants et de dominés, de bienheureux et de damnés en Algérie, c’est le peuple lui-même pris au piège de sa propre souveraineté dans un système de démocratie représentative fictive qui offre à ses représentants autoproclamés les clefs de sa propre servitude.
On le voit bien, il s’agit d’un marché de dupes renouvelé de décade en décade : le peuple vend son âme contre des droits fictifs. Il accepte les crimes économiques commis en son nom contre des fantasmes et des espoirs. Il recueille les miettes des dîners de ces nouveaux brigands, illettrés et prébendiers, et continue de courber l’échine pour gagner le salaire de sa peur car on lui rappelle toujours la décennie noire pour lui faire peur en lui montant le «fantôme terroriste». Il obtient un droit de partir au hadj, de visiter la Tunisie en vacances ou d’exceptionnellement se soigner dans les hôpitaux français s’il est malade.
Un instrument de protection
Le clan s’est ainsi senti plus en sécurité dans un système politique de démocratie représentative à l’algérienne qui donne une légitimité à sa position prééminente plutôt que dans une monarchie absolue à la saoudienne ou marocaine. Cela est plus cohérent avec les valeurs révolutionnaires qu’elle a mises en avant pour prendre le pouvoir et le contrôler après les affres de la décennie noire.
Déresponsabiliser
Dans un système de démocratie représentative à l’algérienne, il est difficile d’identifier le responsable ; il s’opère une sorte de dilution des responsabilités dans le marais clanique. Le clan peut aisément se distancier du prince élu et offrir au peuple une tête temporairement couronnée sans perdre son pouvoir ni ses privilèges. La colère du peuple trouve ainsi un exutoire non violent : on passe d’un représentant du clan à un autre sans révolution et sans violence populaire. Le pouvoir absolu est toujours entre les mêmes mains, mais le visage de son représentant change, pour que rien ne change.
Il n’est pas aisé, par exemple, d’identifier un coupable à sa misère lorsque l’on est un citoyen algérien pauvre vivant dans un pays reconnu riche. Il ne peut accuser personne ; juste un système qui produit sa misère, mais dont personne ne semble responsable. Un Président algérien, même s’il accomplit plusieurs mandats, est difficilement rendu coupable de la situation de délabrement social produite par plus de deux décennies de démocratie représentative à l’algérienne. Il n’y a pas un tyran ou un personnage prétendu tel à qui prêter tous les malheurs du pays.
Désarmer
La démocratie représentative à l’algérienne est désarmante car la volonté générale est censée transpirer de toutes ses institutions. La révolte du peuple, quand elle a lieu, perd de sa force morale et peut être présentée comme une révolte contre la volonté populaire incarnée par le clan «élu». Le clan à qui on offre l’onction populaire se croit autorisée moralement et légalement à imposer son diktat au nom de la démocratie et de ses prétendues valeurs constitutionnelles et républicaines. Le peuple a le droit de vote ; le clan a le droit de réprimer la foule si le peule n’obéit pas à ses caprices.
Toute l’intelligence de l’élite clanique consiste aujourd’hui à vendre au peuple la démocratie représentative à l’algérienne comme le modèle indépassable de l’organisation politique moderne, le seul à même de répondre à ses besoins.
Quel énergumène oserait, dès lors, remettre en cause un système qui semble briller, en exploitant le sacrifice des martyrs et leur glorieuse Révolution, face aux soleils noirs des totalitarismes d’hier et d’aujourd’hui, notamment de certains pays arabes ?
Déculpabiliser
En octroyant la démocratie à l’algérienne au peuple, le clan algérien s’est libéré de la contrainte de justifier ses actions mafieuses. Le système qu’il a mis en place et consolidé a toujours baigné dans le dogme de l’infaillibilité démocratique, dogme qui transforme ses actions criminelles en aventures humanitaires, ses prédations commises pour des intérêts privés en combats moraux et fraternels.
Avec ce dogme, le clan a voulu ainsi s’offrir une sorte d’innocence perpétuelle et se parer de toutes les vertus. Le clan réussit, en outre, ce tour de force qui consiste à faire consentir ses citoyens aux violences qu’il exerce. Grâce à la démocratie représentative à l’algérienne, nous partageons ses crimes économiques puisque nous sommes censés l’avoir élu.
Devenus complices des actions de nos élites autoproclamés à travers le vote, nous n’avons pas osé les dénoncer avec la force nécessaire à les condamner ou à les détourner de leurs conséquences funestes, de crainte de reconnaître ainsi notre propre complicité. Partageant ainsi le crime, nous en partageons le déni et les mécanismes déculpabilisateurs qui le perpétuait jusqu’à la naissance du Hirak.
Un instrument de domination
Qu’importe qui a le pouvoir abstrait ou symbolique, ce qui compte est d’exercer le pouvoir réel, même si c’est au nom d’une abstraction lyrique comme le «peuple souverain» que ce pouvoir est mis en œuvre. Le souverain – le peuple – n’exerce pas le pouvoir, il se contente de s’en dessaisir au profit d’une poignée d’élus qui aura carte blanche pour agir à sa guise. Le peuple est un souverain déchu et qui déchoit un peu plus après chaque vote. Le peuple, sorte de Sisyphe qui porte le vote comme son fardeau, consent volontiers à ce dessaisissement, par paresse, crainte, résignation, lassitude ou lâcheté. Car il faut une certaine lâcheté ou immoralité pour offrir son vote à des individus qui commettront immanquablement – l’expérience le prouve aujourd’hui – un certain nombre de crimes au cours de leur mandat. Ces crimes, par le jeu de la représentation, sont commis en notre nom, par le même clan aux valeurs inébranlables et éternelles.
Le vote est ainsi une sorte d’offrande faite à un dieu tout puissant qui ne rend compte de ses actes qu’à lui-même. A échéances régulières, le peuple vient sacrifier sa souveraineté sur l’autel de la démocratie représentative.
En guise d’illustration de notre propos : «La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde» (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, III, 15.)
Des droits impuissants
Le mécanisme de la démocratie représentative à l’algérienne permet donc au clan d’exercer l’ensemble des fonctions régaliennes qui fondent la puissance et la gloire des Etats.
Le droit de vote et la liberté d’expression ne sont donc octroyés au peuple que dans la mesure où leur usage ne peut ni ne doit remettre en cause les fondamentaux du clan. Ce sont des droits impuissants.
La vision naïve de l’histoire aujourd’hui, à travers le Hirak, met au centre de sa matrice le combat des Algériens pour leur affranchissement, la lutte pour les droits de l’homme et le progrès dans leur pays nous conduit à conclure que la réalité est beaucoup plus prosaïque et moins glorieuse pour le peuple et les héros de sa Révolution pacifique.
C’est pourquoi beaucoup pensent que le clan est en train d’instrumentaliser la démocratie pour organiser une élection présidentielle, afin d’accomplir son nouveau rêve qu’il pourrait formuler de la manière suivante : «Au Hirak, qu’ils se battent pour des droits impuissants, qu’ils se combattent, se déchirent entre eux sur des questions sociétales ! On désarme l’explosion sociale qui arrive faute d’argent pour acheter la paix sociale, mais au sein du clan, on continuera à se battre pour la première place, les dorures et les honneurs. Que la fête commence… et continue !»
Ce rêve peut-il être foudroyé par la jeunesse algérienne ? La question à mille milliards de dollars !
F. A.
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