Comprendre les manœuvres des Emirats et du Maroc aux frontières de l’Algérie
Une contribution d’Ali Akika – Beaucoup d’événements passent sous les radars d’une certaine presse. Ou bien celle-ci ne fait pas le lien entre deux événements éloignés par la géographie et pourtant liés par d’autres facteurs, produits à la fois de l’histoire et des bouleversements du présent. Quels rapports y a-t-il entre les routes stratégiques et le Sahel ? Que viennent faire les Emirats arabes unis avec les remue-ménages qui rythment la vie politique du Mali, du Niger et du Burkina Faso ? Pour répondre à ces questions, un passage obligé par l’histoire, les régimes politiques des pays et, enfin, l’influence de la géopolitique sur les pays ou régions en question.
Les événements que connaissent les pays du Moyen-Orient et d’Afrique ne datent pas d’aujourd’hui, mais se sont accélérés avec un événement aussi inattendu qu’extraordinaire : le surgissement volcanique de la question palestinienne que des crédules ont cru enterrer facilement et en bonne conscience. Le deuxième événement, c’est le départ de la France des pays du Sahel. Et, enfin, l’entrée du Yémen dans la bataille pour soutenir la Palestine. Le Yémen contrôlant une voie maritime très fréquentée et face à la côte est de l’Afrique.
Outre les richesses du sous-sol africain, la proximité de la mer Rouge avec l’Afrique a suscité l’intérêt de grandes puissances pour de nouvelles routes terrestres en Afrique. Voyons l’importance stratégique des routes et voies de transport pour l’approvisionnement des marchés. Outre leur aspect stratégique, les voies de transport sont un pilier de l’économie et concourent à la valeur des produits transportés d’un endroit à un autre. L’actualité de la guerre en Ukraine et l’obsession «chinoise» des Américains ont mis en évidence le détroit des Dardanelles contrôlé par la Turquie, la mer de Chine avec l’île de Taïwan au milieu, etc.
L’éventuelle fermeture de telles voies pour différentes raisons a poussé des puissances à se désenclaver en construisant des routes et en concluant des accords avec les voisins pour utiliser leurs territoires comme porte d’entrée et de sortie. Ainsi, Israël, outre les considérations politiques et militaires, a tenté, à travers les accords d’Abraham, d’avoir accès aux pays du Golfe pour utiliser des voies terrestres et aériennes pour accéder plus facilement aux marchés asiatiques. Un exemple moins connu, c’est celui de la Russie qui a ouvert une route dans l’Antarctique, gelé toute l’année mais navigable grâce aux bateaux brise-glace, une merveille technologique.
Les pays du Sahel convoités
Après le départ de la France du Sahel, il fallait s’attendre pour ne pas s’étonner de voir des «clients» se proposer à remplacer l’ex-colonisateur. Le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Tchad, pour des raisons évidentes, ont cherché et cherche à nouer des relations avec d’autres pays pour assurer leur souveraineté et amorcer leur développement économique. Les visites tous azimuts en Russie des dirigeants du Niger, du Burkina Faso, du Tchad et du Mali ne sont pas fortuites. Au moment de la rédaction de ces lignes, on apprend la sortie du Niger, du Mali et du Burkina Faso de la «fameuse» CEDEAO regroupant des pays de l’Ouest africain. Et, pendant que les dirigeants du Sahel voyagent en Russie, le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken fait la tournée de l’Afrique des forêts – Congo, Rwanda, etc. Tout ce remue-ménage n’est pas dû au hasard.
Pour saisir ce que cache cette valse diplomatique, signalons deux informations. Primo, le président du Mali a fait une déclaration à un journal anglo-saxon où il a révélé que la France et une puissance étrangère qu’il n’a pas nommée, lui ont suggéré de recevoir des bases de l’OTAN dans son pays. La deuxième information émane du président français, lors de sa visite aux forces françaises en Normandie, le 19 janvier dernier, en parlant du Sahel. «Nous continuerons à protéger nos intérêts», «la France ne se désengage pas, elle se réorganise», a-t-il déclaré. A ces deux informations, il faut ajouter des rumeurs selon lesquelles le Maroc aurait proposé au Mali une ouverture sur l’Atlantique pour le désenclaver.
On ne peut s’empêcher de ne pas voir un lien entre ces différentes nouvelles. La France garderait son influence à travers des bases de l’OTAN et le Maroc ferait coup double avec une présence de l’OTAN au Mali. Petit rappel, le Maroc s’est toujours intéressé au Mali. Il a même créé un mouvement intégriste dans ce pays – qui n’a pas duré –, pour jouer un rôle et s’ingérer dans la politique interne du Mali. Avec l’arrivée d’Israël au Maroc et l’OTAN dans la région, sa sécurité, a dû penser Mohammed VI, serait assurée. Et «notre» Maroc, avec ses ambitions démesurées, espérait que sa diplomatie de gribouille allait lui faire bénéficier des retombées géopolitiques. Protégé par l’OTAN et réconcilié avec la France, il voyait déjà la reconnaissance de la «marocanité» du Sahara Occidental et, rêve suprême, posséder une frontière à travers le Sahara Occidental avec accès à l’Afrique «profonde».
Signalons, enfin, que la Russie et la Chine sont présentent à Djibouti et à Port Soudan face à la mer Rouge, à quelques kilomètres de Bab El-Mandeb, au Yémen. Et ce n’est pas tout. Un petit visiteur fut invité par le Maroc pour goûter aux délices du Sahel…
Les Emirats et le Maroc se «rêvent» en acteurs au Sahel
Les Emirats arabes unis sont composés de sept émirats dans le Golfe face à l’Iran. Après la chute de l’Empire ottoman, dans les années 1920, les pays arabes du Golfe se mettent sous le parapluie de la Grande-Bretagne, ravie d’acquérir une position stratégique de la région reliant l’Asie à l’Afrique et à l’Europe par le biais du canal de Suez. C’est un régime de type féodal où le pouvoir est héréditaire et règne à l’ombre de l’Arabie Saoudite. En revanche, les Emirats n’entretiennent pas de bons rapports avec le Qatar, dont le protégé est la Turquie, tout en entretenant de bonnes relations avec l’Iran, cauchemar des Emirats. Ainsi, les Emirats ont avec l’Iran des relations exécrables à cause du contentieux territorial au sujet des îles d’Abou Moussa, sous souveraineté iranienne. Nous verrons plus loin que ce contentieux à des effets sur le Maroc occupant-colonisateur du Sahara Occidental.
Une autre caractéristique des Emirats est sa «générosité» qui se traduit en cadeau à la France, une base militaire en face de l’Iran. Les Emirats renforcent ainsi leur défense déjà assurée par les Etats-Unis qui interdisent à l’Iran d’avoir une industrie nucléaire. Et la générosité des Emirats est sans limite, puisqu’ils ont ouvert tout grandes les portes du Golfe avec les accords d’Abraham à Israël. Ainsi les Emirats, monarchistes et féodaux, amis de l’Occident et d’Israël, ont tout pour plaire au Maroc. Ils offrent au Maroc la «marocanité» du Sahara Occidental et le Maroc, en contrepartie, soutient son ami-allié dans sa revendication sur les îles d’Abou Moussa. Et pour rejoindre la croisade des Emirats contre l’Iran, la monarchie marocaine invente un prétexte : elle se plaint de l’ingérence du Hezbollah libanais «terroriste» qui arme le Polisario tout aussi «terroriste».
Et qui est derrière le Hezbollah ? L’Iran, comme par hasard ! Et qui est derrière le Polisario, l’Algérie. Encore par hasard ! «Nos» deux monarques et larrons, les voilà unis contre l’Iran qui avait prédit la mort des accords d’Abraham et l’Algérie qui ne pardonne pas qu’on introduise un loup dans son voisinage et dans une région qui a un vaste balcon sur l’immensité du Sahel. Et les deals et autres cadeaux entre «nos» monarques se multiplient. Ils offrent un siège où trône Israël au sein du Golfe à travers les accords d’Abraham. On se souvient aussi de la manœuvre du Maroc pour introduire Israël au sein de l’Union africaine. Là, également, les stratèges de «nos» monarques ont eu tout faux. Ils n’ont pas vu venir les boulets du 7-Octobre en Palestine.
Comme tout mauvais élève qui ne retient pas ses leçons, Mohammed VI tente un coup de poker avec le Mali et la France pour gagner les faveurs de Macron. A propos de Mali, en dépit des problèmes internes qu’affronte le gouvernement, il est invraisemblable que ce pays tombe dans le piège du Maroc, mentionné plus haut. Il est plutôt de son intérêt de résoudre les problèmes hérités de l’histoire, comme les contradictions entre populations ou ethnies du pays. En tout cas, ce problème mérite que la presse y revienne pour cerner la dynamique qui traverse la société malienne depuis le coup d’Etat contre le premier président Modibo Keïta, mort en prison en 1977.
En résumé, le mauvais théâtre joué au Golfe par les Emirats et le Maroc dans le voisinage de l’Algérie, ne fera pas bouger d’un iota la situation au profit des deux monarchies. Ils ne savent pas qu’ils font partie de cette catégorie de régimes qui, en confiant leur sécurité à des protecteurs, laisseront en héritage à leurs pays des protectorats de sinistre mémoire. Les accords d’Abraham sont une sorte de rêvasserie dont le principal architecte, l’Israélien Netanyahou, s’est réveillé sonné le 7 octobre 2023. Et, depuis, il investit toute son énergie pour échapper à la justice de son Etat. Quant au Maroc, qui veut croire à la fiction d’un Polisario, oublie que le même Polisario a obligé le «grand» roi Hassen II à signer un cessez-le-feu et a attendu des années pour récupérer ses soldats prisonniers.
Emirats, Maroc, Israël et Ukraine se construisent des châteaux en Espagne, loin, très loin de la complexité du monde réel. Et dans le vrai monde, le sol s’ouvre sous les pieds d’un Zelensky en Ukraine, d’un Netanyahou dans l’Etat d’Israël et la liste reste ouverte pour d’autres.
En guise de conclusion provisoire sur une Afrique en ébullition, il n’est pas inutile de remarquer que des grandes puissances – Etats-Unis, Chine, Russie, France, Italie – organisent chacun de son côté un forum avec l’Afrique. Il serait bon que les pays africains aient leur mot à dire dans la production des richesses et des routes stratégiques pour la circulation des dites richesses. L’exemple du gazoduc Nigeria-Méditerranée, objet de convoitise, nécessite d’énormes investissements financiers et soulève des enjeux géopolitiques en fonction des pays traversés. En dépit de la rationalité nécessaire pour sauter au-dessus des contraintes de la nature et des distances, des coûts financiers d’une telle canalisation, le Maroc s’obstine à faire croire qu’il est le meilleur entrepreneur pour une pareille aventure.
Derrière cette prétention et cette agitation, le Maroc cherche à gêner son voisin l’Algérie et pense qu’il est du «bon côté» de l’histoire, en ayant l’oreille d’Israël, des Emirats, etc. En vérité, le Maroc souffre de «solitude», enclavé au nord de l’Afrique. Hier, il a essayé de conquérir la Mauritanie et a rencontré la France sur son chemin. Aujourd’hui, il tente de s’ouvrir une porte vers l’Afrique en colonisant le Sahara Occidental. Mais, là, il rencontre de multiples obstacles, le peuple sahraoui, la Cour internationale de justice, le droit international et les résolutions de l’ONU.
Dans les relations internationales, le voisin est la première fenêtre offerte par la géopolitique, vient ensuite l’histoire comme repère et, enfin, une ample vision politique comme boussole. Ce sont ces trois facteurs qui structurent les relations de bon voisinage et évitent de faire entrer un loup dans la bergerie. Et il est des loups dont la faim n’est jamais assouvie, c’est dans leur nature. Espérons que l’Afrique cultivera le bon voisinage et saura détecter ces types de loups.
A. A.
Ndlr : Le titre est de la rédaction. Titre originel : Routes stratégiques, Maroc, Emirats arabes unis et le Sahel.
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