Déceler les carences du Mouvement populaire et débattre des solutions

peuple mouvement populaire
La Révolution du sourire portée par son peuple. D. R.

Par Kaddour Naïmi – La précédente contribution (1) a suscité divers commentaires. Certains appellent à un approfondissement. A propos de l’opportunité de créer des comités populaires autogérés locaux, le lecteur DZA interroge : «Où cet espace pour s’organiser en toute liberté ? Tous les mouvements sont contrôlés, limités, réprimés.» Le lecteur Mouloud F observe : «Le Hirak a-t-il accès aux médias, a-t-il le droit de faire des meetings ? Non ! Il ne peut y avoir, cher Monsieur, d’organisation horizontale, verticale ou même diagonale s’il n’y pas de libertés d’expression totale, d’accès à tous les médias. Réveillez-vous, il y a plutôt une chasse à l’homme qui ne dit pas son nom.»

L’espace de liberté dont il est question, pour exercer de légitimes droits citoyens de participation au fonctionnement social, cet espace peut-on s’attendre à le voir offert gracieusement par des gérants de pouvoir étatique, surtout quand ce pouvoir se caractérise par l’autoritarisme ? Cet espace ne doit-il pas, tout au contraire, être conquis par les citoyens, de manière pacifique, mais néanmoins conquis ? En outre, ce genre de conquête peut-il avoir l’illusion que les autorités étatiques laisseront faire sans trouver toutes les parades pour empêcher la création de ce genre d’espace de liberté citoyenne ?

Certes, l’auteur de ces lignes a signalé l’apparition du Forum citoyen de la ville d’Oran (2). Il fut pacifiquement conquis par des citoyens du Mouvement populaire. Voilà donc la solution. Ne pas raisonner comme les deux lecteurs cités auparavant, mais suivre l’exemple du Forum citoyen d’Oran. Toujours et partout dans le monde, dans les nations «libérales» comme celles dictatoriales, les espaces libres furent, demeurent et resteront l’initiative de citoyens libres, égalitaires et solidaires. Parfois, au prix du sang ; d’autres fois, de manière pacifique, si la pression populaire est telle que les autorités étatiques n’ont pas la possibilité d’entraver la réalisation de l’action.

Voici le plus bizarre. Les personnes qui se demandent où trouver des espaces de liberté oublient le plus évident et significatif exemple, pourtant devant nos yeux : le Mouvement populaire lui-même. Celui-ci s’est-il contenté de se demander où se trouvent des espaces de liberté, en déplorant la répression étatique ? N’a-t-il pas, au contraire, avec intelligence, simplement occupé de fait l’espace constitué par les rues et les places publiques ? Ainsi, il démontré par son action la validité de ce principe : la liberté ne s’offre jamais ; elle se conquiert et, parfois, au prix le plus coûteux. Ajoutons, ceci : la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.

«Aller au charbon»

Ajoutons d’autres observations. La toute récente victoire des partis islamistes en Tunisie, comme, des années auparavant, la victoire des islamistes algériens aux législatives, comment ces succès ont-ils pu se concrétiser ? Au-delà des violences commises par les islamistes, le principal facteur de leur réussite électorale ne fut-il pas un travail des militants de ces partis sur le terrain local, quartier par quartier, notamment ceux exclus du «gâteau» national, sans oublier le quadrillage par des mosquées où des «services» étaient rendus, telle l’alphabétisation en langue arabe ?

De l’autre côté, celui des partis d’opposition «progressistes», a-t-on vu une présence sur le terrain local aussi consistante que celle des partis islamistes ? Le curieux dans l’affaire est que les islamistes se conduisent comme les communistes et les anarchistes du début du siècle dernier, tandis que les communistes, anarchistes et «progressistes» sont généralement absents des quartiers populaires.

On objecterait que le motif est que les oligarchies étatiques ont favorisé les islamistes, tout en pourchassant les opposants démocrates progressistes. Ce fait est incontestable. Toutefois, les militants islamistes sont allés au charbon, à la rencontre des misères du peuple, avec un enthousiasme «bolchevique» ou «anarchiste», tandis que les démocrates progressistes n’ont pas su trouver la parade aux obstacles dressés contre leur présence par les autorités étatiques. Dès lors, les démocrates progressistes n’ont-ils pas manqué d’imagination, sinon de volonté d’aller au peuple ? Par démocrates progressistes, on n’entend pas, évidemment, des marionnettes, avatars du système oligarchique, tels Ali Benflis et les «militants» de son «parti», mais des vrais démocrates progressistes.

Dans un domaine particulier, celui du théâtre, le problème se pose de façon identique. Pardon pour l’autocitation. Dans les années fin 1968 à 1972, l’auteur de ces lignes, en pleine dictature militaire boumediéniste, a trouvé le moyen de pratiquer son activité théâtrale et de la présenter en allant au peuple dans les quartiers où celui-ci vivait (telle une place du quartier de Lamur, à Oran), dans les lieux où il travaillait (usines et fermes), dans ceux où ses enfants étudiaient (lycées et universités), y compris dans les villages et même à l’hôpital psychiatrique de Sidi Chahmi, pour les malades mentaux. Evidemment, ce genre d’activité exigeait de grands efforts physiques, mais il fut assumé avec joie car le choix était d’aller au peuple et de lui offrir le fruit de notre travail. L’expérience dura environ trois années. Son interruption ne vint pas des autorités étatiques, du moins de façon directe, mais par des «amis» progressistes qui finirent, comme récompense, fonctionnaires dans un théâtre régional étatique, à Sidi Bel-Abbès (3).

L’auteur de ces lignes eut, également, l’occasion de rappeler à l’homme de théâtre Slimane Benaïssa la réalité vraie. Il publia un article en reprochant au peuple son absence des établissements étatiques de théâtres. Cet artiste «démocrate progressiste» ignorait que ce n’est pas au peuple d’aller dans les établissements étatiques de théâtre, mais aux artistes de théâtre d’aller au peuple (4). Est-ce un hasard si Slimane Benaïssa est aujourd’hui récompensé par l’oligarchie dominante du fauteuil de «commissaire» du Festival international du théâtre de Bejaïa ? Et est-ce un hasard s’il a rejoint le prétendu «panel» constitué par les autorités étatiques (5) ? Posons, enfin, cette question : aujourd’hui, en plein mouvement populaire, a-t-on vu des troupes de théâtre aller au peuple pour lui présenter des œuvres capables de l’intéresser et de l’accompagner dans son action émancipatrice ?

Il est vrai qu’aller au peuple, quelle que soit l’action à réaliser, est extrêmement dur : conditions physiques pour se déplacer dans les endroits y compris les plus insalubres, difficultés de parler le langage du peuple de manière convaincante pour lui ; tout cela, généralement, sans aucun gain financier. Donc, sueur et parfois larmes, deux liquides amers, avec une seule récompense : servir le peuple. Pour y consentir, il y faut une conviction à toute épreuve, la plus grande modestie –être le «buffle» du peuple, disait Lu Xun – la plus fine des capacités à comprendre et à dialoguer avec le peuple, notamment sa partie la plus exclue du «festin» oligarchique. Jouer au démocrate progressiste est tellement aisé ; il suffit de mouvoir la langue ou de taper sur un clavier d’ordinateur. Ce genre d’activité est même rentable en prestige, parfois, également, en monnaie. Mais assumer un comportement conforme aux paroles proclamées est une toute autre affaire, exigeant des sacrifices, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement pour «activité subversive». On ne sert jamais le peuple impunément, là où le peuple est asservi.

Manifestations hebdomadaires et vie quotidienne

Revenons sur une observation, déjà exposée dans des contributions précédentes : en quoi et comment le Mouvement populaire a-t-il influencé la vie des quartiers populaires, pour ne pas évoquer des villages ? Sans cette influence, cette osmose, le Mouvement populaire suffit-il pour imposer la concrétisation de ses revendications légitimes ? Voilà huit mois que le Mouvement populaire manifeste hebdomadairement. Quels en sont les résultats dans la vie quotidienne des quartiers ? Ma mémoire flanche à propos de l’auteur dont voici, en substance, la citation : «Il est aussi criminel pour des cartographes de dresser de fausses cartes pour les navigateurs, que pour des théoriciens/praticiens de la révolution sociale de proposer de fausses solutions aux citoyens désireux de s’affranchir de leur servitude pour établir une société solidaire». Cette observation vise toutes les proclamations faisant l’éloge du Mouvement populaire actuel. Il les mérite évidemment. Toutefois, les boursouflures démagogiques à son propos ne sont pas des encouragements mais, au contraire, des effets pernicieux. Quand ces boursouflures outrancières ne visent pas à manipuler le Mouvement populaire, elles l’empêchent de voir ce qui lui manque dans la concrétisation de ses objectifs légitimes.

A ce propos, osons la question : la destitution d’Abdelaziz Bouteflika, suivie par des arrestations d’oligarques, qui donc en a tiré jusqu’à aujourd’hui le plus de profit ? La réponse à cette question donne la mesure de ce que le Mouvement populaire contient de force et de carence. Chantons donc la force du Mouvement populaire et, précisément pour l’augmenter, notons les carences et cherchons les solutions.

Comités populaires

L’une des solutions, sinon la première et la plus importante, ne réside-t-elle pas dans la constitution de comités populaires de base ? Ils devraient être réellement démocratiques, accueillant toutes les composantes du Mouvement populaire, pour établir une organisation autonome, produisant ses mandataires représentatifs.

Certains déclarent qu’il suffit que les marches populaires continuent, qu’elles sont un moyen de pression suffisant sur les autorités étatiques. N’est-ce pas là une manière erronée, sinon manipulatrice, d’occulter quand pas mépriser la nécessité pour le Mouvement populaire de s’organiser de manière plus conséquente ? Des marches hebdomadaires impressionnantes mais sans comités populaires de quartier avec activité quotidienne, n’est-ce pas un géant aux pieds d’argile, un océan sans fleuves et pluie pour l’alimenter ?

Que l’on consente de parler avec des citoyennes et citoyens qui, bien que désirant un système social nouveau, équitable, ne participent néanmoins pas ou plus aux marches hebdomadaires. Voici leur propos : «A quoi bon continuer à marcher chaque semaine dans les rues, après huit mois ? On tourne en rond ! Ne faut-il pas, désormais, disposer d’une organisation autonome et de mandataires représentatifs pour aller de l’avant ? Le pouvoir étatique, lui, est organisé et dispose de ses représentants. Pourquoi pas nous, le peuple ?» A l’objection «mais les autorités ne le permettront jamais !», cette contribution a déjà fourni la réponse : la liberté n’est jamais un cadeau, mais une conquête ! Ajoutons ceci : que l’on prenne la peine d’imaginer des citoyens qui veulent constituer librement un comité populaire de quartier. Et efforçons-nous de comprendre quelle est la signification pratique de cette initiative dans le cadre du Mouvement populaire. Evidemment, à ce sujet, certains «intellectuels» présenteront des «analyses» pour déplorer que le peuple algérien, pour divers motifs, ne soit pas capable de faire plus que de marcher hebdomadairement pour, finalement, échouer. Bien que ces motifs doivent être considérés, sont-ils néanmoins un argument pour se cantonner dans sa confortable tour d’ivoire élitaire, dorloté par une «bonne» conscience ?

Concluons. Est-il nécessaire d’attendre l’échec du Mouvement populaire pour ouvrir les yeux sur ses carences, en se lamentant par la suite ? Est-il correct et honnête de les noter pour justifier une inertie personnelle, tellement convenable, enjolivée par l’orgueil égoïste d’avoir tout compris ? Ou, au contraire, ne doit-on pas déceler ces carences du Mouvement populaire le plus tôt possible et débattre des solutions adéquates, pour qu’il réussisse à réaliser ses légitimes objectifs ?

K. N.

[email protected]

(1) In http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/10/le-mystere-de-l-intifadha-populaire-algerienne.html

(2) In http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/08/que-vive-la-democratie-directe.html

(3) In «Ethique et esthétique au théâtre et alentours», librement disponible ici : https://www.editionselectronslibres-edizionielettroniliberi-maddah.com/ell-francais-theatre-oeuvres-ecrits%20sur%20theatre_ethique_esthetique_theatre_alentours.html

(4) In http://kadour-naimi.over-blog.com/2017/12/au-theatre-les-absents-sont-les-artistes.html

(5) In http://kadour-naimi.over-blog.com/2019/09/slimane-benaissa-un-prototype-theatral-du-systeme-bouteflikien.html

 

Comment (4)

    Hamid Draoui
    10 octobre 2019 - 12 h 52 min

    Profonde et épaisse analyse complémentairement du précédent article publié ici même sur AP : « le mystère de l’intifadha algérienne » ! Merci Monsieur Kaddour Naïmi pour cet article en espérant qu’il soit lu par tous, y compris les responsables des partis politiques dits de l’opposition et les vrais forces du changements conscientes, engagées et responsables.

    Moi aussi j’ai déjà alerté, dès le mois avril, sur la nécessité de régler rapidement la question de la représentation du Hirak. Mon idée est que ces représentants seraient élu à partir de la base de la société civile (comités de quartiers, syndicats, organisations, ligues des droits de l’homme) à partir d’abord du niveau local, puis au niveau régional et enfin au niveau national. J’ai toujours proposé que ce soit les élus au niveau national qui se réuniront en Congrès ou en Conférence pour désigner une instance collégiale crédible et acceptée par le hriak (3 ou 4 personnes) d’abord pour parler au nom du hirak face au pouvoir et ensuite pour conduire la transition sur la base des revendications du hirak sur la base d’une feuille de route consensuelle ! Mais personne n’est d’accord avec moi , prétextant que le DRS est capable de manipuler ces représentants ! Je leur ai répondu que si le DRS et les services de sécurité sont capables de manipuler dans même temps et les comités de quartiers, et les ligues des droits de l’homme, et les syndicats et toutes les organisations, eh bien il ne nous reste plus qu’à rentrer chez soi car ils sont plus forts que nous ! Point barre.

    Momo
    10 octobre 2019 - 10 h 52 min

    L’auteur parle de boursouflure et sa contribution n’est qu’un condensé de boursouflures.
    Qu’on se le dise et qu’on se le répète, le mouvement populaire n’a pas besoin de structuration horizontale pour débattre de tout et de rien. Ce qui est le meilleur moyen de le noyauter et de le briser. Les revendications personnelles, locales , professionnelles, idéologiques mêmes finiront par créer une cacophonie locale, régionale puis nationale. Puis tout sombrera comme un château de cartes.
    L’auteur pousse évidemment dans cette direction. Lui et d’autres, sont mis à contribution par le système et ses officines pour fournir de fausses pistes aux citoyens. Les tromper.
    D’ailleurs, ils finissent toujours par parler d’eux mêmes, d’une façon ou d’une autre.
    Les amis c’est bien simple. Le hirak est là pour abattre le système et le pouvoir est là pour s’y maintenir.
    Le pouvoir veut se donner une vitrine politique à travers les présidentielles pour enlever tout droit à la contestation au hirak arguant du fait qu’un président élu a nécessairement la confiance de la majorité, même s’il est élu avec moins de 2% de suffrages exprimés.
    Le Hirak a compris ce stratagème. Il a réussi à unir ses forces et à dépasser les intérêts particuliers et les idéologies étroites des uns et des autres pour faire aboutir son seul et unique objectif: celui de faire avorter une 3e fois cette présidentielle .
    Si cet objectif est atteint, le pouvoir finira par rendre gorge car il aura perdu toute sa clientèle interne et il aura même perdu ses soutiens externes.
    Alors, il faut continuer les manifestations pacifiques du vendredi et du mardi jusqu’à ce que ce système tombe. Le 12 décembre, il faudra que tous les algériens sortent dans la rue pour dire Makach al vote oulach al vote. Ainsi, le monde entier saura que le président élu n’a aucune légitimité. Il sera légitimement accueilli par une reprise en force du hirak après les 12 déc en supposant que le pouvoir arrive à les imposer de force et par la force de la triche! Cela ne se réalisera pas Insha Allah!

    Mouloud F
    10 octobre 2019 - 8 h 59 min

    Je maintiens que SANS LIBERTE TOTALE d’expression, la société civile ne pourra jamais imposée la démocratie.

    Mouloud F
    10 octobre 2019 - 8 h 55 min

    Ya Si KADOUR, votre analyse est très pertinente, et elle soulève le plus gros des points concernant le devenir du HIRAK.

    Il est clair que les informations qui mettent en évidence toutes les arrestations de personnes impliquées ou qui simplement manifeste ( le droit de manifester est reconnu pourtant par la Loi) se retrouve embarquée, prouvent que l’organisation de comités de quartier, puis des comités de village, et des villes pour aboutir à une représentation démocratique nationale , devra passer par la clandestinité !!!!!! Ce qui serait assimilé dans ce cas réellement à une sédition, « une tentative contre la révolution de Novembre » et je vous laisse imaginer la suite, mobilisation des Baltaguis, des vierges effarouchées, des ignares nourris par les miettes du système etc…..

    Messieurs BOUREGAA, TABOU et combien d’autres qui n’ont commis de crime que celui de prendre la parole, et ils ont été jetés littéralement en prison sous des accusations fallacieuses.

    Vous citez le cas de cet artiste qui mérite tout le respect, mais aux yeux des « Otaries » du pouvoir, ce n’était qu’un « troubadour » dont l’action ne risquait en aucun cas de remettre en cause leur leadership. Contrairement aux Comités issus du Hirak !

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